Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 53.djvu/717

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sés, c’était une place forte en Orient, une position redoutable qui leur servît d’abri et de défense. Ils auraient maintenant un empire pour place forte. Constantinople, mal défendue par la lâcheté des Grecs, serait tombée tôt ou tard aux mains des Sarrasins ou des Turcs. Occupée maintenant par les Latins, Constantinople devenait inexpugnable, et l’empire latin serait le boulevard de la chrétienté. C’étaient les Grecs par leur mollesse, c’était le schisme par son esprit de haine contre Rome, qui faisaient la faiblesse de l’Orient contre le mahométisme ; maintenant plus de schisme, plus de cause d’affaiblissement : tous les chrétiens, unis sous le pape, allaient lutter contre l’islamisme avec toutes les forces de l’Occident et toutes les ressources de l’Orient chrétien. Quelles conquêtes à faire en Orient pour tous les aventuriers de l’Occident, une fois qu’ils partiraient du Bosphore même, comme de leur patrie, au lieu d’arriver du fond de l’Europe ! L’esprit de conquête et d’aventure était déjà très familier aux croisés, même avant la prise de Constantinople, et Lebeau raconte, dans son Histoire du Bas-Empire qu’un des chevaliers de cette quatrième croisade, que quelques amis voulaient retenir à Venise, s’échappant de leurs mains et montant sur les vaisseaux, s’écriait : « Je vous laisse tout ! Je vais conquérir des royaumes ! » Ce mot était le mot d’ordre des chevaliers de l’Occident, surtout depuis la conquête de Constantinople, qui semblait accomplir les plus grandes et les plus ambitieuses espérances de l’esprit de conquête.

Qu’arriva-t-il de cette conquête ? Tout le contraire de ce que l’Occident en attendait. L’Orient chrétien devint plus divisé et plus faible que jamais. Les Grecs, qui étaient des alliés perfides, furent des ennemis acharnés et retrouvèrent contre les Latins la force qu’ils n’avaient pas eue contre les Turcs. Ils parvinrent même en 1261 à reprendre Constantinople aux Latins, qui ne l’occupèrent que pendant cinquante-sept ans. Époque curieuse où les événemens trompent plus que jamais les espérances et les craintes des uns et des autres ! Les Latins croyaient qu’une fois maîtres de Constantinople, ils allaient aisément conquérir et dominer l’Orient. Les Grecs croyaient aussi, en commençant leur exil, qu’en perdant Constantinople ils perdaient leur dernière force et leur dernier prestige. Ce fut le contraire des deux côtés. L’empire latin de Constantinople fut une chute au lieu d’une décadence ; l’empire grec de Nicée et de Trébizonde fut une sorte de restauration temporaire de la puissance des Grecs en Orient. Malheureusement cette reprise de force ne dura pas, et, rentré à Constantinople, l’empire grec y continua la faiblesse des Latins, au lieu d’y continuer l’énergie que les revers lui avaient rendue.