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Baudoin. On sait qu’il disparut dans une bataille qu’il perdit contre les Bulgares. Comme on ne put pas retrouver son corps, on supposa qu’il n’était pas mort, mais qu’il avait été emmené captif sans vouloir se faire reconnaître. S’il avait été emmené captif, il pouvait revenir. Il y eut donc des imposteurs que tenta cette aventure. Beaucoup de gens de conditions et de caractères divers avaient été entraînés en Orient par les croisades et avaient couru le monde, beaucoup avaient entendu parler de Baudoin, qui était le personnage principal de la quatrième croisade, de ce comte de Flandre devenu empereur d’Orient, que l’imagination populaire faisait grand par ses adversités, ne pouvant pas le faire grand par ses prospérités. Comme il y a en même temps une conformité naturelle entre la morale et l’imagination populaire, et qu’il déplaît aux hommes de voir des malheurs qui ne soient pas mérités de quelque côté, la légende expliquait les infortunes de Baudoin en racontant qu’il avait épousé le diable.

Un des modernes historiens de la Flandre, M. Kervyn de Lettenhove, a traité avec beaucoup d’intérêt cette histoire du faux Baudoin. Les aventures des croisés se prêtaient à ces impostures ; comme il y avait des absences inexpliquées, il était naturel qu’on crût à des retours merveilleux. Ordinairement, c’était de quelque ermitage caché au fond des forêts que sortaient ces singuliers imposteurs. On ne savait pas toujours d’où venaient les ermites ; il ne leur était donc pas difficile de faire croire qu’ils revenaient de loin et qu’ils avaient eu toute sorte d’aventures. Pourquoi n’auraient-ils pas été empereurs, puis esclaves, puis ermites ? Le faux Baudoin habitait la forêt de Glançon, entre Valenciennes et Tournay. Le bruit commençait à se répandre que cet ermite était le comte de Flandre. Plusieurs chevaliers, ennemis, il est vrai, de la comtesse de Flandre régnante, l’avaient déjà reconnu. Le solitaire persistait toujours à répondre : « Ne m’appelez ni roi ni duc, je ne suis qu’un chrétien, et c’est pour expier mes péchés que je suis ici. » On ne voulait point le croire. Les habitans de Valenciennes avaient quitté leurs foyers pour le saluer, et à sa vue ils s’étaient écriés comme les chevaliers : « Vous êtes notre comte, vous êtes notre seigneur ! — Quoi ! répliquait l’ermite, êtes-vous donc comme les Bretons qui attendent toujours leur roi Arthur ? » Tandis qu’il cherchait encore à cacher son nom, la multitude l’entraînait déjà vers Valenciennes, et ce fut là que tout à coup il éleva la voix et dit : « Je l’avoue, je suis le comte de Flandre ; vous verrez bientôt Matthieu de Valincourt et Renier de Trye venir de l’Orient me rejoindre[1]. » Alors il raconta

  1. Histoire de Flandre, t. II, liv. VIII, p. 219, par M. Kervyn de Lettenhove.