et en mal, toutes ses causes de bonheur et de malheur ; elle cantonne les destinées humaines comme elle cantonne la souveraineté nationale. Quand viennent les croisades, tout est changé et bouleversé. Il ne s’agit plus d’aller faire la guerre à quelques lieues, châteaux contre châteaux, villages contre villages ; il s’agit d’aller à Jérusalem. Les premiers croisés dans leur voyage, lorsqu’ils demandaient naïvement à chaque ville si ce n’était pas là Jérusalem, ne témoignaient pas seulement de leur ignorance géographique ; ils témoignaient du cercle étroit dans lequel leurs destinées et leurs pensées étaient restées enfermées jusque-là. C’est d’eux qu’il était vrai de dire
Au contraire, en allant à la croisade, ils voyaient chaque jour un
nouvel horizon s’ouvrir devant eux. Quelles aventures imprévues !
quelles idées inattendues ! quelle secousse donnée à ces imaginations
inertes ! Quels rapports nouveaux s’ouvraient entre eux et le reste du
monde ! Les biens et les maux ne leur venaient plus du château ou du
couvent de leur voisinage ; ils leur venaient des Sarrasins, des Turcs,
des Grecs, tous peuples inconnus hier. Je ne puis mieux comparer
le mouvement qui se fit alors dans la vie et dans l’esprit des populations d’Occident qu’au mouvement qu’ont produit en Europe nos
grandes guerres de la république et de l’empire. J’ajoute qu’avant
la république et l’empire l’usage des guerres lointaines était déjà
très fréquent en Europe. Combien d’Espagnols avaient été en Amérique, combien de Portugais aux Indes, combien de Français au
Canada et dans la Louisiane, combien d’Anglais et de Hollandais
partout ! Il y avait sous Louis XIV et sous Louis XV des paysans de
la Champagne et de la Picardie qui avaient vu l’Allemagne et l’Italie. L’éruption de la France révolutionnaire et impériale pousse plus
loin encore ces aventuriers héroïques et involontaires qui s’appellent des soldats. Où n’avons-nous pas été ? Quel village assez caché
de nos provinces qui n’ait quelque glorieux pèlerin de nos armées ?
Quand nos enfans apprennent le matin, dans nos écoles, qu’il y a
une Égypte avec son Nil et une Russie avec son Moscou, il y a le
soir dans nos familles des grands-pères qui peuvent dire aux enfans : Oui, j’ai vu le Nil, et je suis entré à Moscou. De même que
nous avons été partout en Europe, les armes à la main, l’Europe
est venue chez nous, les armes à la main aussi, des coins les plus
éloignés. La Sibérie nous a envoyé ses touristes sauvages pour répondre à la visite que nos badauds de Paris avaient faite au Kremlin. Depuis la paix, le mouvement ne s’est point arrêté. Le commerce a mêlé les hommes encore plus que ne l’avait fait la guerre.