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La guerre elle-même, ayant à venger les injures du commerce, a poussé nos soldats jusqu’aux extrémités de l’Asie. Quelque lointaines pourtant que soient nos expéditions et quelque effet qu’elles produisent sur l’imagination de nos jeunes conscrits, je doute qu’elles égalent les premières croisades et la secousse qu’elles donnèrent à la vie et à la pensée des populations occidentales.

C’est le contre-coup de cette secousse que j’ai cherché dans le roman de Baudoin. Ces soudans de l’Égypte inconnus à l’histoire, ces Craquedent et ces Aquilan qui viennent attaquer le pape et détruire Rome, ce Saladin dont la loyauté punit la trahison qui profite à sa cause, cet empereur de Constantinople qui vient épouser la fille du roi de France, ce comte de Flandre qui devient empereur de Byzance et qui épouse alors celle qu’il avait refusée à Paris, les malheurs qui sont le châtiment de son orgueil, ce retour inattendu dans ses états qui irrite ses héritiers et qui pousse sa fille au parricide, tout cela nous offre des traits de la nouvelle destinée que les événemens ont faite aux hommes après les croisades. Dans les romans carlovingiens, ce sont des événemens locaux ou des passions particulières qui causent les aventures des personnages ; ici ce sont les plus grands faits de l’histoire, c’est la prise de Jérusalem par Saladin ou la prise de Constantinople par les croisés de 1204 qui devient l’occasion du roman. On a dit avec raison que sous la féodalité les peuples et les états n’ont plus d’histoire, parce que chaque village, chaque canton a la sienne : l’histoire n’est plus nulle part parce qu’elle est partout ; à force de se disséminer, elle finit par se perdre. Avec les croisades, l’histoire rentre dans la société européenne, et elle rentre aussi dans le roman. A chaque grand événement historique la biographie ou la légende rattache quelque aventure singulière, en témoignage du grave changement qui s’est fait dans la vie et dans la pensée des hommes, en haut et en bas, dans les grands et dans les petits. Je voudrais en trouver un exemple qui ne touchât point à l’histoire ni à la politique, et qui, renfermé dans le cercle de la famille, montrât mieux encore que l’histoire de Baudoin combien la vie privée des individus se ressentait des rapports qui s’établissaient entre l’Orient et l’Occident. Je prends cet exemple dans le roman de Gilion de Trasignyes.


IV.

Si je faisais une poétique du roman historique et si j’avais pour but d’enseigner dans quelle proportion doivent se mêler dans le roman historique la vérité et la fiction, je prendrais, je crois, pour exemple le roman de Gilion de Trasignyes. Les aventures de Gi-