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resques, encore plus redouté à cause des Turcs, dont les flottes désolent l’Archipel et les côtes de l’Italie, dont les armées font trembler toute l’Europe orientale, l’Orient n’a pas prise seulement sur les cabinets des princes et sur les comptoirs des commerçans, il a prise aussi dans l’intérieur des familles. Les coups du sort oriental pénètrent dans la destinée des Occidentaux. Les marins, les commerçans, les esclaves, les renégats, les voyageurs, les missionnaires, voilà toute sorte de liens qui ne se rompent plus avec l’Orient depuis les croisades. Cette accoutumance des aventures et des idées lointaines devient une des qualités et une des forces du monde européen. Il y a, soyons-en sûrs, une grande différence entre les individus et les peuples qui ont l’idée d’aller loin et ceux qui restent volontiers sédentaires et qui passent leur vie sur place. Ajoutons que la civilisation a grandement profité de ce goût et de cette habitude de s’ouvrir le monde. Au temps des croisades, nos pères ne savaient encore que convertir par la force les populations orientales. Quiconque aurait parlé de tolérer les cultes étrangers aurait passé pour un hérétique et un infidèle. On ne songeait pas à convertir par le raisonnement et par la persuasion. Cette idée ne vient qu’après le mauvais succès des croisades. De nos jours encore, que de fois ai-je entendu chercher à qui appartiendraient les populations chrétiennes de la Turquie ! Serait-ce à la Russie, à l’Autriche, à la France ? Et quand quelques rêveurs répondaient : « Ces populations s’appartiendront à elles-mêmes, » quelle risée ! quelle pitié d’une pareille utopie ! Peu à peu cependant l’idée que le mahométisme devait être toléré, et l’idée bien plus nouvelle encore que les populations chrétiennes de l’Orient avaient droit d’être indépendantes et de faire de leur indépendance l’usage qu’elles voudraient, ces deux idées, qui excluent l’égoïsme du fanatisme et de l’ambition, se sont répandues et se répandent encore dans les esprits. Je suis persuadé que l’habitude d’agrandir et d’étendre sa destinée, son horizon, ses sentimens, ses idées, a contribué à l’heureux ascendant de ces nouvelles maximes de la civilisation. La pensée qu’il y a je ne sais combien de peuples lointains qui peut-être ne pensent pas comme nous nous détache de nous-mêmes. Le loin nous attire pour y aller et nous impose quand nous y sommes. C’est cette idée du loin introduite en Europe après les croisades dans le sein des états, dans le sein des familles, dans le sein de la vie privée, dont j’ai essayé d’indiquer l’action et le mouvement secrets, en rattachant l’influence de cette idée aux commencemens de la question d’Orient, c’est-à-dire aux commencemens de l’Europe nouvelle qui se forme après les croisades.


Saint-Marc Girardin.