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devant la reine et devant tous les barons, il leur montra la croix de son épaule. Quand la reine la vit, son cœur tressaillit, elle rendit grâce à Dieu, et levant les mains au ciel : « C’est vraiment mon fils Tristan qui m’avait été dérobé à Damiette. » Tout le monde alors fit honneur à Tristan, et le roi de France lui dit : « Par Dieu, je ne vous retiendrai pas le royaume de France, car il est à vous. Dieu et la loi le veulent. » Tristan répondit au roi Philippe : « Par Dieu, je n’en ferai rien avant que n’en aient jugé les douze pairs de France. » Ceux-ci s’assemblèrent aussitôt et jugèrent tout d’une voix que le royaume appartenait à Tristan, puisqu’il était l’aîné et qu’aucun jugement ne pouvait le lui enlever. « Seigneurs, dit Tristan, je m’accorde à votre jugement ; mais il faut l’entendre raisonnablement. Je ne suis pas l’aîné et je suis vraiment le plus jeune, puisqu’il n’y a pas encore deux mois je ne connaissais ni Dieu ni sa loi. Ainsi, selon la droite raison, c’est mon frère qui est l’aîné, et ici, en plein parlement, je lui quitte le royaume de France et toutes ses appartenances ; je lui demande seulement pour don qu’il m’aide à conquérir le royaume de Tarse. »

Pourquoi Tristan choisit-il le royaume de Tarse entre tant de royaumes païens à conquérir ? C’est un trait encore de l’histoire du XIVe siècle. Les dangers de l’Arménie chrétienne, c’est-à-dire de celle du Taurus, excitaient l’intérêt de l’Europe. En 1333, le pape Jean XXII prêchait une croisade pour cette Arménie qui succomba sous les armes du soudan d’Egypte en 1374.

j’ai cité la légende de Tristan, fils de saint Louis, comme un dernier exemple des aventures que les croisades introduisent dans la vie des hommes du moyen âge, princes ou particuliers. Dans le vingt-troisième volume de l’Histoire littéraire de la France[1], le savant doyen de la faculté des lettres de Paris, M. Le Clerc, regrette de n’avoir rencontré dans les fabliaux et dans les contes du moyen âge qu’un petit nombre de récits qui aient rapport aux croisades. L’histoire non plus ne donne pas beaucoup de détails sur les aventures des hommes de ce temps ; c’est donc dans les romans et dans les légendes qu’il faut chercher la trace des changemens que j’ai signalés. Ces changemens, je me hâte de le dire, ne sont point une des causes historiques de la question d’Orient ; ils contribuent pourtant d’une certaine façon à faire que l’Orient ne redevienne plus étranger aux hommes de l’Occident. Ouvert par la guerre, exploité hardiment par le commerce italien, visité par les missionnaires qui veulent convertir les infidèles et les idolâtres, redouté dans les familles du littoral et du commerce maritime à cause des Barba-

  1. Voyez sur cette grande publication, commencée par les bénédictins et continuée par l’Institut jusqu’à son vingt-quatrième volume, la Revue du 15 septembre dernier.