Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 53.djvu/746

La bibliothèque libre.
Aller à la navigation Aller à la recherche
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

queraient-ils aujourd’hui qu’un décret impérial, en modérant la marche des travaux, est venu rejeter à une époque indéterminée l’ouverture du nouvel Opéra? Halévy avait coutume de dire qu’un ouvrage inédit de Meyerbeer était une comète au firmament, et qu’aussi longtemps que le météore se promenait à l’horizon, rien n’était possible pour les autres compositeurs. J’estime que cette perspective de la nouvelle salle produit le même effet sur les travaux du répertoire. C’est là un avenir qui décidément pèse d’un poids trop lourd sur le présent; tâchons de n’en plus être offusqués, et puisqu’il s’agit de monter l’Africaine, commençons, s’il vous plaît, par étudier à nouveau Robert le Diable et relever les Huguenots de cet état de disgrâce où le temps et l’incurie font tomber les plus beaux chefs-d’œuvre. Il y a là, croyez-moi, plus qu’une question de haute convenance à l’égard du maître et du public, il y a là pour vous une question d’études qui, bien comprises, bien dirigées, vous aplaniront maintes difficultés dans la mise en scène de l’Africaine. Vous n’avez plus de troupe, songez-y ; or c’est le propre du génie de Meyerbeer d’en créer.

Lorsqu’il vint à Paris pour la première fois, que trouva-t-il? Des élémens peut-être, rien de coordonné. Entre l’exécution si incomplète de Guillaume Tell avec Dabadie et cet ensemble admirable qui, à dater de Robert le Diable, fit pendant vingt ans la gloire de l’Opéra, on sent qu’un homme a passé, résolu, tenace, convaincu, auquel la simple voix du chanteur ne suffit plus, mais qui prétend aussi avoir affaire à son intelligence. Et voyez le miracle! ni les voix ne lui manqueront, ni les intelligences. Il prend M. Levasseur, un basso cantante des Bouffes tristement laissé à l’écart, et voilà Bertram et Marcel. De ce jeune homme qui déjà pousse à la haute-contre et menace de n’être jamais que le fils de son père, il fait Nourrit; de Mlle Falcon, échappée à peine du Conservatoire, la Valentine que vous savez. Cette troupe de Robert le Diable et des Huguenots fut donc bien positivement l’œuvre de Meyerbeer. Le grand maître en cela ne fit du reste que ce qu’ont fait en musique comme ailleurs les hommes de génie, ses pareils. Qu’on me cite un grand musicien qui n’ait pas amené avec lui ses interprètes? Rossini fait les Davide, les Nozzari, les Lablache, les Colbrand, les Pasta, les Malibran et tant d’autres. De Bellini et de Donizetti sortent les Tamburini, les Grisi, les Persiani, les Ronconi; de Meyerbeer devaient procéder les Nourrit, les Levasseur, les Falcon. « Il faut en prendre notre parti, me disait-il souvent; ce trio de Robert et des Huguenots, nous ne le reverrons plus! » Et ces interprètes admirables n’étaient point pour lui seulement des artistes, il les aimait comme les enfans de son génie, toujours empressé, affectueux, prévenant, et de près ou de loin ne les séparant plus des types immortels de sa prédilection. En dehors de ce groupe choisi, je ne sais guère que Jenny Lind qui l’ait à ce point intéressé. Certes bien des Alice et bien des Valentine ont passé devant ses yeux, et le nombre ne serait pas facile à fixer des Robert, des Raoul, des Bertram