Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 53.djvu/755

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demain, sentait l’étoffe vieillir dans ses coffres, se démoder, et la faisait reteindre et ravauder coûte que coûte. Bientôt, au lieu des remaniemens qu’il attendait pour l’Africaine, Meyerbeer reçut de Scribe le poème du Prophète. L’idée lui plut, il s’en éprit, et soudain, avec cette mobilité d’inspiration qui l’entraînait si vite d’un sujet à un autre, il se mit à ce nouveau travail. Une fois terminée, la partition du Prophète n’attendit pas. Roger et Mme Viardot se trouvaient là comme à souhait pour les exigences et les grandeurs de l’exécution, et les événemens de 1848, loin de nuire, donnèrent à cette musique, où gronde un souffle révolutionnaire, je ne sais quelle étrange force d’actualité dont elle profita sans l’avoir recherchée.

La composition, la mise au théâtre et le succès du Prophète avaient détourné pour un temps Meyerbeer de l’idée de l’Africaine. Il y revint à son premier loisir. Le rôle destiné à Mme Stoltz fut alors réglé et disposé à la mesure de la voix et du talent de Mme Viardot, et de cette période datent les modifications journalières qui, de la sœur de la Malibran à Sophie Cruvelli, de la Cruvelli à Mme Sax, n’ont cessé de tenir en éveil la jalouse sollicitude du maître. Du reste, ce n’était point seulement sur les rôles de femme que portait désormais ce travail de révision et d’ajustement, mais sur toutes les parties de l’ouvrage. En ce sens, Meyerbeer a pu dire qu’il avait écrit nombre de fois l’Africaine. Le rôle de l’esclave par exemple, pour passer aux mains de M. Faure, a dû prendre des développemens nouveaux et s’enrichir de plus d’un emprunt fait à la partie du second ténor. C’est M. Warot qui chante ce second ténor et M. Belval qu’on a chargé du rôle de basse, tout ceci par dispositions expresses du traité, lequel porte également que cinquante choristes seront engagés à cette occasion. Ici on ne peut que louer, à une condition cependant, c’est qu’une telle mesure n’aura pas été prise uniquement en vue des représentations de l’Africaine, et que les cadres du personnel chantant, une fois complétés, ne se videront plus. il faut donc se dire que c’est une cinquantaine de mille francs qu’on vient d’ajouter d’un trait de plume au budget de l’Opéra. Un pareil superflu n’était en somme que le nécessaire, et nous comptons bien voir le répertoire en profiter. Il y a deux rôles de femme dans l’Africaine, tous les deux forts, passionnés, hauts en couleur, tous les deux d’une importance musicale et dramatique telle que Mme Sax est désignée pour remplir indifféremment l’un ou l’autre, selon les exigences de la situation. Je me demande maintenant comment à l’interprétation d’un personnage secondaire ainsi accentué Mlle Battu pourra suffire, comment cette jeune princesse des climats tempérés fera pour devenir la vaillante Portugaise fille de l’amiral dom Pedro. La femme de ce rôle, tous ceux qui ont vu au Théâtre-Lyrique le Rigoletto de Verdi la connaissent : c’était Mlle de Maësen. Vingt fois Meyerbeer l’a nommée, l’a demandée, et rien ne me dit que dans cette fière et intelligente cantatrice, capable de bravoure et d’inspiration, le maître n’ait pas