Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 53.djvu/754

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Prusse qui le lui décerna le matin même de ses funérailles, quand le comte Goltz se présenta, entouré de tout le personnel de son ambassade, comme pour réclamer au nom de son souverain le corps de l’illustre défunt, autour duquel un petit groupe d’amis s’entretenait avec recueillement. Alors, en présence de toute cette pompe héraldique, je me rappelai ce qu’il avait jadis fallu de persistance et de courage à cet excellent roi Frédéric-Guillaume IV pour décorer de l’insignifiante petite croix de l’Aigle-Rouge ce même homme auquel on ne pardonnait pas sa religion. Il est vrai que depuis les temps ont marché, et les Juifs aussi; mais quelle puissance pourtant que le génie pour asservir ainsi les préjugés et régner ironiquement sur le monde !

Cette partition de l’Africaine, devant laquelle ont déjà passé trois générations de chanteurs, prend date dans l’œuvre de Meyerbeer immédiatement après les Huguenots. Dès 1845, Meyerbeer l’avait terminée pour Mme Stoltz, dont la période florissait alors. Cantatrice incorrecte, inégale, mais essentiellement douée, voix d’or et nature de feu, Rosine Stoltz devait, par ses qualités et ses défauts mêmes, tenter, ne fût-ce qu’un moment, la curiosité du maître. Cette Africaine, pour peu qu’on l’ignore, n’est autre que la Didon d’un royaume torride. Vasco de Gama, en train de découvrir les Indes, l’aime d’abord, la délaisse ensuite pour une autre femme, et l’infortunée, refusant de survivre à son désespoir, au lieu de mourir sur un bûcher comme la reine de Carthage, s’endort voluptueusement à l’ombre léthifère du mancenillier. On conçoit que d’une pareille héroïne Mme Stoltz fût l’idéal, et tout en songeant au profit qu’il allait retirer pour sa musique de cette belle organisation dramatique, Meyerbeer, qui, dans la distribution de ses rôles, ne négligeait point le pittoresque, dut beaucoup se préoccuper de l’attraction physique du sujet et de l’effet très particulier que n’aurait pas manqué de produire sur le public de l’Opéra une svelte et jolie femme, admirablement découplée, se cuivrant la peau d’une teinte de bistre. Remarquons en passant qu’à ce point de vue les conditions sont loin d’être aujourd’hui les mêmes. Autant par sa nature élégante et fine Mme Stoltz se prêtait à la circonstance, autant Mme Sax y répugne. Une noire, c’eût été possible; mais de grâce pas de négresse, et défions-nous sur toute chose de la Case de l’oncle Tom ! Patience! nous n’en sommes point encore à Mme Sax. Meyerbeer avait achevé sa partition et se préparait à la livrer, lorsque certains remaniemens dans le poème lui parurent indispensables. Scribe, à cette époque, était à Rome; Meyerbeer lui écrivit. Scribe avait le travail très difficile. Chose incroyable, ces vers dont la banalité semblerait chercher son excuse dans la plus frivole des improvisations, ces vers ridicules lui coûtaient mille efforts! Il refusa donc pour cette fois de se prêter à tous remaniemens; je dis cette fois, car plus tard la besogne fut reprise, retournée, taillée à neuf et recousue sur les indications de Meyerbeer, qui, tourmenté dès la veille par les tendances et les aspirations du len-