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connu ! A Paris, à Vienne, à Londres, on le voyait seul, caché au fond d’une baignoire, assister à quelque représentation d’un de ses ouvrages, et nul ne songeait à se dire que cet homme était venu là, non pour se complaire sottement dans l’admiration de son génie, mais pour y étudier par le détail l’exécution, méditer sur le fort et le faible de chacun, et se livrer à des calculs sans nombre sur le parti qu’on pourrait tirer de telle voix de ténor, de basse ou de soprano. Dieu sait quel incomparable enthousiasme il professait à l’égard de Rubini; eh bien! je mets en fait qu’à Rubini lui-même Meyerbeer n’eût jamais confié un rôle avant de l’avoir vu se produire dans un des ouvrages de son répertoire. D’ailleurs, quelle assertion en pareil propos vaudrait ce qui s’est passé sous nos yeux pour M. Villaret? Meyerbeer le tenait en estime, en faveur, le suivait depuis ses débuts. Il l’avait vu dans Guillaume Tell, dans les Vêpres siciliennes, dans la Juive; après nombre d’hésitations, sa pensée commençait à se fixer sur lui, déjà il se familiarisait avec son nom, et volontiers le prononçait en même temps que celui de Mme Sax, de Mlle de Maësen, quand tout à coup on le vit renoncer à sa combinaison. Que s’était-il passé? L’épreuve ordinaire? Moins encore, car l’épreuve n’avait pas même été poussée jusqu’au théâtre. Quelques simples répétitions des Huguenots avaient suffi pour éclairer le maître et le contraindre à répudier contre son gré un chanteur dont les défaillances venaient de se révéler à lui pour la première fois. L’absence de Meyerbeer devait donc se faire sentir ici dès le début des négociations, absence éternellement regrettable, et dont les fatales conséquences vont s’affirmer chaque jour davantage à mesure que les travaux avanceront. On dit bien : L’œuvre est achevée, complète, non-seulement écrite, mais ponctuée en quelque sorte dans les moindres détails; pas une note n’y manque, pas une indication. C’est d’un bout à l’autre clair et lumineux comme le génie. Lui-même ne répétait-il pas à ses amis, en leur parlant de sa partition, qu’il ne la voulait plus regarder, se défiant de ses tendances à retouches, à variantes, de cette aspiration continuelle qui le portait à toujours reprendre et parachever? Il ne la regardait plus, j’y consens, mais c’est aussi qu’il savait bien où il la retrouverait, cette partition; c’est qu’il comptait sur la longue et décisive épreuve des répétitions pour lui révéler les endroits critiques. Nul, en effet, ne s’entendait comme Meyerbeer à profiter de ces leçons que donnent à un maître les études de mise en scène. De ces travaux préparatoires auxquels tant de pauvres hères assistent en se rengorgeant, datait pour ce génie l’heure des grandes crises. Pour la première fois il s’entendait, se jugeait. «Je ne sais vraiment, disait-il volontiers, ce que j’ai fait qu’en présence de l’exécution. » Il fallait le voir alors dans sa loge d’avant-scène, assis devant une petite table, sa partition ouverte sous les yeux et la plume à la main, écoutant, lisant, annotant. Des tortures prométhéennes qu’il endurait trop souvent, comme aussi des incommensurables jouissances où par instant son âme se délectait, le masque impas-