Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 53.djvu/759

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sible n’en trahissait rien; mais à l’intérieur couvait le feu. En même temps que le répétiteur travaillait le maître, et de telle séance où il s’était borné à donner poliment quelques rares conseils aux chanteurs cet homme calme et froid sortait avec des idées de transformations radicales. Pendant cette répétition tout ordinaire, l’éclair l’avait frappé, sa pensée agissant avec l’intensité du rayon électrique venait de lui montrer sur un point l’immortel duo des Huguenots, ou la romance d’Hoël au troisième acte du Pardon de Ploërmel. Voilà quels étaient pour Meyerbeer les hasards de la répétition, voilà ce que, chemin faisant, ce grand chercheur trouvait.

Avec l’Africaine, il faut bien s’y résigner, aucune de ces inspirations casuelles n’est désormais possible. Tel est le manuscrit aujourd’hui, telle sera l’œuvre à laquelle le public assistera. Ce souffle vivant dont Meyerbeer savait animer la mise au théâtre de sa musique, ce splendide surcroît que lui fournissait l’occasion, tout cela nous demeure interdit. N’importe! même en faisant la part de bénéfices irrévocablement perdus, et sans qu’il puisse être ici question ni de jugemens anticipés, ni d’indiscrètes confidences, il est permis d’avancer que les amis du grand maître peuvent être pleinement rassurés. Cette fois les beautés ne se feront pas attendre, car dès le premier acte éclate un morceau capital : je veux parler de la scène où, devant le conseil d’état assemblé et devant le grand-inquisiteur, Vasco de Gama vient exposer ses plans d’expédition et demande une flotte. C’est de l’histoire comme Meyerbeer la comprenait, une exposition à la Shakspeare et qui vous rappelle tout de suite l’apparition d’Othello dans le sénat de Venise. Quelle entrée pour un chanteur! mais aussi quel péril, et combien nuiraient en pareille aventure la moindre gaucherie d’attitude, de geste, le moindre écart d’accentuation! Que le ténor y prenne garde, un seul faux pas, et dès le début tout serait compromis. Le rôle du grand-inquisiteur n’a que cette scène, mais si rapide que soit le trait, la figure existe. — A ce prologue si largement tracé succède un drame musical émouvant, coloré, où la passion parle, comme dans les Huguenots, le plus noble langage et mieux que dans les Huguenots sait se plier aux convenances naturelles de la voix. On sait quels reproches souvent justes furent adressés de tout temps à Meyerbeer sur le peu de ménagement qu’il avait des ressources de ses chanteurs. A la longue, cette critique l’atteignit; il n’aimait point ce personnage de minotaure qu’on faisait jouer à chacune de ses partitions et s’était promis de déconcerter cette fois les plus difficiles. Le style de l’Africaine, plus modéré dans la passion, plus nuancé dans les effets, en un mot plus vocal, viendra témoigner d’un effort nouveau chez cet homme qui jusqu’à son dernier jour fut en progrès.


HENRI BLAZE DE BURY.