Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 53.djvu/775

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cela n’est pas œuvre démoniaque et surnaturelle : lui-même, le pauvre follet, se voit soumis à toutes nos faiblesses; son âme, d’abord si douce et si bienveillante, reçoit peu à peu le venin de toutes les passions qui rongent l’homme. «Oh! faiblesse humaine! » murmure-t-il, quand, repoussé par Francine, menacé par l’amant de la jeune fille, il songe à sa petite figure d’enfant, et reconnaît que les armes manquent à sa colère. Puis, à mesure que s’éclaire son intelligence, et qu’il marche tout anxieux de révélations en révélations, il sent les métamorphoses qui s’opèrent en lui, et s’explique mieux le monde extérieur. « Oh! je le vois, s’écrie-t-il, ce qui fait le secret de la force de ces créatures, c’est l’amour ou la haine.» Ainsi l’on demeure en plein dans l’humanité; l’humanité seule parle et agit par ces mille suggestions perfides ou généreuses dont l’effet et la portée ne sont jamais vains. Il semble en quelque façon que ce Drac, devenu le double fantastique du jeune pêcheur Fleur-de-Mer, n’est que le témoin passionné des phénomènes physiques et moraux qui s’accomplissent autour de lui. Il matérialise purement et simplement ces phénomènes, il les rend visibles et sensibles au spectateur, rien de plus : le vrai rôle, la vraie attitude de ce génie fils des eaux, ce qui peint réellement sa nature et son caractère, c’est ce cou tendu en avant pour épier, c’est ce regard avide et curieux qui dévore le spectacle des faits que sa volonté semble déterminer, ce sont ces allées et venues, ces évolutions mystérieuses et un peu craintives autour des hommes et des choses, c’est aussi cet air inquiet et satisfait tout à la fois de l’ignorance qui s’instruit et de l’esprit qui se développe dans l’expansion de ses plus logiques facultés : émouvante mimique de l’âme qu’une actrice intelligente et passionnée, Mme Jane Essler, a su traduire avec une ardeur et une délicatesse qui en font la digne interprète de la haute pensée de George Sand.

C’est une chose vraiment merveilleuse que, malgré la complexité des élémens dont cette comédie est formée, le drame conserve néanmoins l’unité la plus rigoureuse. L’idéal et le réel s’y trouvent soudés d’une main si habile, il y a eu un tel nivellement des barrières qui séparent le monde visible et le monde invisible, et tout cet ensemble d’actes et de sentimens dont les mobiles sont si divers se fond dans une peinture si large et si poétique de l’humanité en ses plus naturels épanouissemens, que la dualité de ce démon-homme, qui est le ressort de toute la fiction, disparaît pour le spectateur. C’est à coup sûr pour arriver à ce résultat que George Sand, usant d’une discrète sobriété, n’a pris de la pièce originaire qu’un seul des deux personnages démoniaques. Il avait d’abord mis en présence l’un de l’autre le double du petit pêcheur Nicolas, appelé dans la pièce nouvelle Fleur-de-Mer, et le double du marin Bernard, le promis de Francine. Une sorte de pacte se concluait entre les deux génies, l’un soufflant dans l’âme de la jeune fille, l’autre pénétrant au cœur de son amant. Peut-être cette double intervention était-elle uniquement l’exacte réminiscence de la légende méditerranéenne : toujours est-il qu’elle compliquait inutilement les ressorts du petit drame. Si l’auteur l’eût conservée à la scène, elle aurait pu nuire à l’entrain et à l’unité de la fiction, et l’équilibre si bien ménagé entre le réel et l’idéal eût couru le risque d’en souffrir. A quoi bon d’ailleurs ce dédoublement de Bernard? Ce que la rêverie primitive de l’au-