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dans sa mise, se piquant de bon ton, visant à plaire ou à faire souvenir qu’elle avait plu, verte encore avec ses soixante-cinq ans, et la sœur de sa grand’mère, Mlle Rotisset, asthmatique, dévote, sérieuse avec son tricot, au demeurant simple comme une enfant et la servante de tout le monde dans la maison. Elle ne s’ennuie pas dans cet intérieur; quand elle n’est pas avec sa grand’mère, qu’elle amuse et dont sa bonne grâce flatte la vanité, elle fit saint François de Sales ou Bossuet, sans compter Mme de Sévigné, avec qui elle fait une connaissance intime et familière. Le séjour à l’île Saint-Louis n’est pas précisément une entrée fort directe dans le monde; Manon y pénètre pourtant un peu, à la dérobée, lorsque sa bonne maman la conduit en visite chez Mme de Boismorel, au Marais, et elle redresse sa petite personne devant la grande dame qui les reçoit, elle et son aïeule, d’un ton protecteur, assise avec son chien sur son canapé. La scène ne laisse pas d’être piquante et significative : « Eh! bonjour mademoiselle Rotisset, s’écrie d’une voix haute et froide Mme de Boismorel à notre approche (mademoiselle? quoi! ma bonne maman est ici mademoiselle?); mais vraiment, je suis bien aise de vous voir. Et ce bel enfant, c’est votre petite-fille? Elle sera fort bien. Venez ici, mon cœur, asseyez-vous à côté de moi. Elle est timide. Quel âge a-t-elle, votre petite-fille, mademoiselle Rotisset? Elle est un peu brune, mais le fond de la peau est excellent, cela s’éclaircira avant peu. Vous devez avoir la main heureuse, ma bonne amie : n’avez-vous jamais mis à la loterie? — Jamais, madame ; je n’aime pas les jeux de hasard. — Je le crois, à votre âge on imagine avoir jeu sûr. Quel son de voix! Il est doux et plein; mais comme elle est grave! N’êtes-vous pas un peu dévote ? — Je connais mes devoirs et tâche de les remplir. — Fort bien ! vous avez envie d’être religieuse, n’est-ce pas? — J’ignore ma destination, je ne cherche pas à la juger. — Comme c’est sentencieux! Elle lit, votre petite-fille, mademoiselle Rotisset? — La lecture est son plus grand plaisir; elle y emploie une partie des jours. — Oh! je vois cela; mais prenez garde qu’elle ne devienne une savante, ce serait grand’pitié. » Ce jargon, ces manières, ce ton frivole et protecteur, auxquels mademoiselle Rotisset, la bonne maman Phlipon, est accoutumée, où elle voit la grâce de la belle compagnie, impressionnent étrangement la jeune Manon, et c’est là justement la différence entre ces deux personnes, la grand’mère et la petite-fille : l’une tout entière au passé, à ses mœurs, à ses habitudes sociales, l’autre touchée déjà dans sa fibre secrète, tournant son jeune et fier visage vers l’avenir.

Quand elle revient à la maison paternelle après ces quelques années passées au couvent et à l’île Saint-Louis, Marie Phlipon est