Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 53.djvu/880

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plus qu’une enfant; elle est une jeune fille, bientôt presque une femme; elle sent fleurir en elle la puberté, selon son image hardie, « comme une rose vive et fraîche qui s’entr’ouvre aux rayons puissans d’un soleil printanier, » et avec cet épanouissement de vie et de force son esprit, toujours dévoré de l’ardeur de savoir, commence à s’agiter et à s’affranchir. Elle avait certes de terribles dispositions, et elle était fort instruite, cette jeune fille qui à neuf ans emportait son Plutarque comme livre de prières à l’église, et qui, se souvenant de son Ave Maria, se mettait à rire quand sa grand’mère lui disait que les petits enfans venaient sous des feuilles de choux. La première communion avait un peu réprimé sa nature; la liberté retrouvée de la maison paternelle réveille cette fougue de curiosité et de précoce indépendance.

Rien sans doute n’est changé en apparence dans cette existence de famille qui se renoue d’elle-même après deux ans et qui se prolonge jusqu’en 1780. Le même calme règne à la surface. C’est dans ces années que Manon écrit à son amie. Mlle Cannet : « Mes matinées s’écoulent avec un peu de travail et de lecture; après un repas frugal et joyeux, j’entre dans le petit cabinet placé sur le bord de la Seine, où je viens solitairement m’occuper selon mon goût; je prends la plume, je pense, je rêve et j’écris. C’est ainsi que mes journées se passent. Puis quand la fraîcheur de l’air, la retraite du soleil, le calme de la nature viennent inviter à des occupations moins sérieuses, unissant ma voix à un doux instrument, je me récrée par les charmes de l’harmonie. » Quelquefois c’est une promenade à Meudon où on va passer les dimanches d’été, plus rarement c’est une apparition dans le monde. En réalité, si paisibles qu’elles soient, ces années sont dans la vie de Manon l’époque de la grande crise où elle perd sa mère, où son père se dérange, se ruine en dissipations, et où elle subit elle-même dans tout son être moral et intellectuel une métamorphose décisive, où son caractère et ses opinions se forment définitivement. C’est l’époque où elle passe de la croyance religieuse, dont elle n’a plus que les dehors, aux idées du temps. Dès ce moment, elle fit avec un redoublement d’ardeur les philosophes, les politiques, tout ce qui tombe sous sa main, le Dictionnaire philosophique, le livre de l’Esprit, le Système de la nature, Voltaire, Buffon, Helvétius, Diderot, le marquis d’Argens, et elle ne se contente plus de lire, elle fait des extraits, elle fixe ses propres pensées, elle écrit enfin. Cette jeune fille dont le cœur n’a point parlé encore et qui à travers ses perplexités d’esprit se sent tourmentée d’un secret désir de plaire, d’une surabondance de vie inoccupée, cette jeune fille écrit de petits traités sur l’amour et sur la liberté. Elle est entrée dans cette