Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 53.djvu/884

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Ce n’était point effectivement l’idéal suprême pour une âme jeune et exaltée; c’était du moins pour Marie Phlipon une vie nouvelle, fixée, élargie, où elle entrait d’un pas sûr et aisé, où elle régnait pendant dix ans dans une paisible et féconde obscurité, tout occupée d’une fille qui lui naissait, conduisant sans effort les affaires du ménage et les affaires de l’esprit, aidant son mari dans ses travaux économiques et scientifiques, et devenant bientôt pour lui plus qu’une auxiliaire, une complice habile, inaperçue, de ses études et de ses idées. Établie d’abord à Amiens, où elle devint mère, elle ne tarda pas à suivre Roland, appelé comme inspecteur des manufactures dans la généralité de Lyon, qui était son pays natal, et là elle partageait son temps entre Lyon, Villefranche et le petit domaine de la famille de son mari, le dos de La Platière, dans la paroisse de Thezée, proportionnant d’ailleurs son ton et son esprit au lieu qu’elle habitait, se moquant de tout à Lyon, où la société avivait son imagination, pesant tout à Villefranche, où il ne fallait pas plaisanter, pardonnant tout à la campagne. Après la mort de la mère de son mari, elle passait la plus grande partie de l’année au clos de La Platière, au milieu des bois et des vignes, en face des montagnes du Beaujolais, dans ce qu’elle appelle son colombier, où elle se représente en ménagère supérieure qui veille à tout dans la maison, de la cave au grenier, qui va faire le médecin chez les pauvres gens du village, et en se rapprochant de la nature, en se trempant dans cette atmosphère vivifiante, elle y trouve une saveur de libre et franche rusticité qui se fait sentir dans ses lettres familières de ce temps. « Eh! bonjour donc, notre ami, dit-elle; il y a bien longtemps que je ne vous ai écrit, mais aussi je ne touche guère la plume depuis un mois, et je crois que je prends quelques-unes des inclinations de la bête dont le lait me restaure. J’asine à force et m’occupe de tous les soins de la vie cochonne de la campagne. Je fais des poires tapées qui seront délicieuses; nous séchons des raisins et des prunes. On fait des lessives, on travaille au linge. On déjeune avec du vin blanc, on se couche sur l’herbe pour le cuver. On suit les vendangeurs, on se repose au bois ou dans les prés; on abat des noix, on a cueilli tous les fruits d’hiver, on les étend dans les greniers. Nous faisons travailler le docteur. Dieu sait! Vous, vous le faites embrasser. Par ma foi, vous êtes un drôle de corps!...»

Roland est obligé de faire quelques voyages pour ses études; elle l’accompagne en Suisse, en Angleterre. Ses relations s’étendent en même temps, et, chose à remarquer, ce n’est plus avec des femmes qu’elle se lie, c’est avec des hommes qu’elle se plaît à nouer de ces vives et cordiales familiarités où elle met sa grâce et son esprit. Elle a son groupe d’amis, — Bosc, le secrétaire de l’intendance des postes, le fils d’un médecin du roi, le premier et le plus fidèle; Lan-