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lutté à leurs côtés, devait périr du même coup. Hors du pouvoir, après la dernière retraite de son mari, comme au pouvoir, elle n’était pas moins au combat, et la gironde était à peine décimée, dispersée par les violences du 31 mai et du 2 juin, qu’elle était elle-même arrêtée dans sa maison, tandis que Roland était en fuite.

Dans cette lutte implacable, aux péripéties sanglantes, Mme Roland portait assurément d’abord le feu patriotique et désintéressé d’une âme qui voyait un progrès humain dans la révolution, et qui voulait cette révolution sans les crimes dont on la souillait; mais à ce mobile ostensible et politique il se mêlait aussi une flamme secrète, un entraînement de cœur, un de « ces sentimens généreux et terribles, selon son expression, qui ne s’enflamment jamais davantage que dans les bouleversemens politiques et la confusion des rapports sociaux. » Mme Roland aimait et était aimée au moment où elle était la première à l’action et au péril, et, à vrai dire, dans les affaires du monde, même dans les plus grandes, n’y a-t-il pas souvent tout au fond un de ces puissans mobiles qui, sans se dévoiler, expliquent tout et sont la clé de tout? La situation morale de Mme Roland était des plus compliquées. Cette généreuse femme arrivait à la révolution dans une forte et brillante maturité, sans avoir connu la passion, mais avec une âme faite pour la ressentir. Elle se faisait de son devoir de femme une idée élevée, stoïque : elle avait pour son mari une affection grave et raisonnée, elle était prête à partager sa fortune, à s’associer à ses travaux, à combattre à ses côtés, à se dévouer pour lui; mais en même temps elle ressentait je ne sais quel vide, je ne sais quelle lassitude ou quel tourment secret né de l’inégalité de l’âge, de la différence des natures. C’est elle-même qui fait sa confession. « Si nous vivions dans la solitude, dit-elle, j’avais des heures quelquefois pénibles à passer; si nous allions dans le monde, j’y étais aimée de gens dont je m’apercevais que quelques-uns pourraient trop me toucher. Je me plongeai dans le travail avec mon mari : autre excès qui eut son inconvénient; je l’habituai à ne savoir se passer de moi pour rien au monde ni dans aucun instant, et je me fatiguai... » Jusque-là, on savait tout; on savait encore qu’au moment du 31 mai elle voulait quitter Paris par des motifs secrets, personnels, « par beaucoup de bonnes raisons, » dit-elle, où la crainte n’était certes pour rien. Au-delà, le mystère était resté dans l’histoire intime de Mme Roland. Elle avait aimé, on le croyait; qui avait-elle aimé?

Ce n’était ni Barbaroux, le beau Marseillais au visage d’Antinoüs, comme on l’a supposé souvent, ni Lanthenas, le familier de la maison, qui n’aurait pas demandé mieux, et qui plus tard, en âme subalterne, se vengeait de ses déceptions d’amoureux par la lâcheté