Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 53.djvu/898

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de l’abandon dans le danger, ni Bosc, qui ne fut jamais pour elle que l’ami le plus dévoué, ni même Bancal des Issarts, pour qui elle ressentit cependant un commencement de tendresse troublée. L’idole, le préféré, celui qui réveillait dans ce cœur énergique toute la puissance d’aimer, c’était Buzot le girondin. Buzot, avant de revenir à la convention, avait été de l’assemblée constituante. C’était un homme jeune encore, plus jeune que Mme Roland, d’une mélancolie fière, d’une sensibilité concentrée, d’une certaine élégance dans sa tenue, d’une éloquence pénétrante et hardie, d’une intrépidité de cœur plus réelle encore que son éloquence. Il était marié avec une femme qui pâlissait un peu dans tout ce monde, et semble avoir été honnêtement vulgaire. Mme Roland l’avait connu en 1791 dans son petit comité. Elle n’avait pas tardé à démêler en lui ce qui lui plaisait, l’homme doux de mœurs, droit de caractère, capable de s’enhardir à toutes les luttes, et dès lors se nouait entre eux une amitié qui devenait bientôt l’attachement le plus profond et le plus passionné. Buzot, c’était le cœur et la parole de Mme Roland dans la mêlée, et ce qui est assez curieux, c’est qu’on dirait qu’il y a eu sur ce point une vérité connue des contemporains, et qui a été interceptée depuis. On souriait dans la convention à voir l’impatience de Buzot, sa promptitude à monter sur la brèche toutes les fois qu’il s’agissait des Roland. Il se trahissait lui-même, et l’atroce Père Duchesne le renvoyait à la vertueuse épouse du vertueux Roland en lui disant : « Quel plaisir de répéter à ses pieds le rôle que tu dois jouer le lendemain à la convention, de la voir t’applaudir quand tu récites quelque bonne tirade contre Robespierre !... » Quant à Roland lui-même, il n’est plus douteux qu’il ne connût le triste secret : sa femme ne s’était point cachée avec lui; elle lui avait tout révélé. « J’honore et chéris mon mari, dit-elle, comme une fille sensible adore un père vertueux à qui elle sacrifierait même son amant; mais j’ai trouvé l’homme qui pouvait être cet amant, et, demeurant fidèle à mes devoirs, mon ingénuité n’a pas su cacher les sentimens que je leur soumettais. Mon mari, excessivement sensible d’affection et d’amour-propre, n’a pu supporter l’idée de la moindre altération dans son empire. Son imagination s’est noircie, sa jalousie m’a irritée, le bonheur a fui loin de nous. Il m’adorait, je m’immolais à lui, et nous étions malheureux... Je suivrais partout ses pas pour adoucir ses chagrins et consoler sa vieillesse; mais Roland s’aigrit à l’idée d’un sacrifice, et la connaissance une fois acquise que j’en fais un pour lui renverse sa félicité. Il souffre de le recevoir, et ne peut s’en passer. » C’est là le côté douloureux, compliqué, que dévoilent les Mémoires complétés et rectifiés aujourd’hui; c’est là cette passion tardive et puissante