Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 53.djvu/949

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l’amputé, je ne pâtis point; au contraire, si c’est ma jambe que le chirurgien coupe, je pâtis, je suis le patient, et je ne saurais dire, sans faire violence aux termes, que dans ce dernier cas je me borne à compatir aux douleurs de cet animal qui est mon corps. Entre la sympathie la plus profonde, la plus vive et le pâtir, il y a des différences essentielles et indélébiles. On ne les efface pas en alléguant que le corps est un animal auquel l’âme n’est qu’adjointe. L’observation condamne un tel langage, et elle y substitue celui-ci : qu’en nous l’homme et l’animal ont une seule et même âme, humaine par la raison, la liberté et les sentimens, animale par les sensations et les instincts. Tout ce qui est au-dessous n’est plus ni l’homme ni l’animal, c’est l’organisme; mais l’organisme, c’est de la matière. Or, encore un coup, le seul être sensible que nous connaissions bien est immatériel. Ainsi l’hypothèse d’une matière sensible et consciente de sa sensibilité n’a aucun fondement; de plus elle est contredite par l’expérience interne, la plus certaine de toutes, d’où il faut conclure que la sensation est dans l’âme et que le corps, pour employer l’excellent mot adopté par M. Bouchut, n’est qu’impressible.

De sa théorie, qui dépouille l’âme de la sensation pour la reporter à la matière vivante, M. Huet a tiré, contre l’idée la plus originale de Maine de Biran, l’objection la plus inattendue. D’après l’auteur de la Science de l’esprit, Maine de Biran n’a fait qu’obscurcir la vérité, en cherchant le type de la cause hors du moi, dans l’effort musculaire, puisque alors Maine de Biran a d’un côté une cause spirituelle, de l’autre un effet matériel, et nul lien entre eux que la connaissance immédiate puisse démontrer. Ainsi, dit ailleurs M. Huet, Maine de Biran viole l’esprit en y introduisant la sensation; il manque l’idée de cause; il confond les limites des deux règnes, le spirituel et l’animal, et ouvre la porte au matérialisme. — Ce dernier trait est assurément de toutes les mille nouveautés de notre époque l’une des plus nouvelles. Quiconque a lu deux pages de l’histoire du spiritualisme au XIXe siècle sait que le rétablissement de l’activité de l’âme, que la démonstration de la puissance volontaire du moi par la mise en évidence du sentiment de l’effort musculaire dans le mouvement de nos membres ne fut rien moins que le renversement de la théorie fataliste de la sensation transformée, que Condillac avait léguée à notre temps. Ce fait si simple et si vulgaire : je veux mouvoir mon bras et je le meus; donc je suis une cause ; — ce fait a, dans les doctrines modernes, le même prix et la même portée que le : je pense, donc je suis, dans la doctrine cartésienne, ou plutôt ces deux faits se complètent réciproquement et donnent à la métaphysique une double base inébranlable. D’après