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débarrassant successivement de tous ces biens, nous avons donc conquis l’indépendance, qui est le premier degré de cette sécurité dans laquelle consiste le bonheur ; bien plus, nous avons déjà conquis le bonheur, puisqu’il n’est pas un de ces biens qui ne soit une source de péché et par conséquent une cause de souffrance et d’infortune, en sorte qu’on peut dire sans paradoxe que nous sommes d’autant moins éloignés du bonheur que nous possédons en nous l’étoffe d’un moins grand nombre de ces biens.

Mais, dira-t-on, bette sécurité devrait plutôt s’appeler dénûment, et le bonheur que vous vantez n’est autre chose que l’indigence de l’âme. Dénûment et indigence, soit ; ce dénûment est un bien positif, cette indigence est un bonheur réel. N’est-ce donc rien que de n’avoir pas de maître et d’être affranchi de toute sujétion ? N’est-ce rien que de se sentir en sûreté dans un monde plein de périls ? N’est-ce rien que de vivre libre de dettes morales dans un monde où il faut payer chèrement la rançon de tous les biens, et de n’avoir aucun engagement avec l’univers ? L’élégiaque latin a décrit en beaux vers la douceur de se sentir enfermé dans une chambre bien close pendant qu’au dehors la pluie fouette les vitres, et avant lui un grand poète, le chantre immortel du désespoir philosophique, avait décrit le plaisir de contempler du rivage le naufrage d’autrui ; mais plus profondes encore sont les voluptés que goûte celui qui a conquis cette sécurité. En vain les orages grondent autour de lui, il passe tranquille, sûr que la foudre n’est pas destinée à sa tête. Aucun des traits du sort ne peut l’atteindre, car ces traits, qui, dirait-on, sont lancés au hasard, sont toujours dirigés par une main savante et sûre d’elle-même, et ne s’adressent qu’à des biens qu’il ne possède pas, ou qu’il ne possède plus. Et enfin, suprême avantage, n’est-ce donc rien, lorsqu’un bien se présente à notre rencontre, que de pouvoir en jouir sans inquiétude, parce que nous en connaissons d’avance la valeur et que d’avance nous en mesurons la durée, parce que, le rencontrant sans surprise, nous le quittons sans regret ? — Eh bien ! cette sécurité, il est au pouvoir de tout homme de la conquérir, quelles que soient ses facultés, à cette différence près seulement que l’homme intelligent n’y arrive qu’après des efforts et des souffrances infinis, tandis que l’homme médiocre n’a presque rien à faire pour la conquérir, et y entre presque de plain-pied. J’ai toujours admiré la sagesse de cette superstition qui fait considérer aux peuples musulmans les fous et les imbéciles comme les élus de Dieu. Quel profond sentiment de la vraie valeur des biens de la vie et des facultés humaines il y a dans cette superstition, où se trahit l’influence du grand dogme de la fatalité et du détachement noble de toutes choses qu’il communique à ses croyans !

Un fait digne de remarque, c’est le peu de cas que les deux