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grandes doctrines de qui les sociétés modernes ont tiré la morale qui les a régies jusqu’à nos jours, c’est-à-dire le stoïcisme et le christianisme, font des facultés humaines et des biens qui y sont attachés dans cette question du bonheur. C’est à peine si la condition et l’intelligence les préoccupent ; tandis qu’il faut aux autres doctrines des classes d’âmes privilégiées, au péripatétisme des âmes savantes et de condition libre, au platonisme des âmes d’artistes, de poètes et de mystiques, elles s’accommodent des âmes basses, communes et vulgaires. Pour ce qui regarde le stoïcisme, j’ai été très frappé récemment, en lisant la courte préface que le pauvre Giacomo Leopardi a mise en tête de sa traduction du Manuel d’Épictète, du tact à la fois vigoureux et délicat avec lequel il a montré contre l’opinion commune que le stoïcisme, loin d’être la doctrine qui convient aux âmes fortes et aristocratiques, était celle qui convenait par excellence aux âmes médiocres et faibles, en un mot à la commune humanité. Remarque aussi vraie qu’elle est neuve et aussi délicate qu’elle est profonde ! Le stoïcisme a la réputation d’être la doctrine philosophique la plus difficile à pratiquer et celle qui requiert les plus fermes courages, et cependant le bonheur qu’il recommande est justement celui que nous venons de décrire comme accessible à la masse de l’humanité. Son nom prononcé évoque, il est vrai, des images de constance et d’héroïsme presque surhumains ; mais cette illusion provient surtout de cette fortune accidentelle qui lui fit rencontrer ses adeptes parmi les membres de l’aristocratie de l’empire romain. Ils le pratiquèrent héroïquement et pour ainsi dire avec fracas, parce qu’ils le pratiquèrent douloureusement, et qu’il leur demandait des sacrifices qu’il n’aurait pas eu à exiger d’âmes plus faibles et plus ignorantes : plus ils étaient riches en facultés de toute espèce, et plus souvent il leur avait fallu renouveler la dure expérience par laquelle s’acquiert l’indépendance. Chaque bien qu’ils perdaient exigeait un nouvel effort de leur âme. Il y avait une disproportion marquée entre leur condition sociale, leur valeur naturelle, et le bonheur qu’ils poursuivaient, et c’est dans cette disproportion qu’il faut chercher la raison de leur allure héroïque et l’origine du renom héroïque que le stoïcisme s’est conquis. Ils poursuivaient le bonheur de la commune humanité avec des facultés d’aristocrate, c’est-à-dire qu’ils mettaient le plus là où le moins aurait suffi, et qu’ils payaient au plus haut prix ce qu’un paysan ou un artisan peut aisément se procurer. Ne peut-on pas dire en effet de cet âpre stoïcisme ce que Montaigne disait de la mort, qui nous paraît si terrible avec son attirail lugubre, et que cependant « un valet et une simple chambrière passèrent dernièrement sans peur. » Le bonheur de Thraséas, de Sénèque, d’Épictète, de Marc-Aurèle, est à la portée du premier venu, car enfin