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Belgique, ni en Italie, ni en Angleterre, on n’a jamais compris des élections sans comités et sans associations. Peu de pays possèdent comme nous le suffrage universel, mais on peut citer la Suisse et les États-Unis, En Suisse, les électeurs sont toujours conduits au scrutin par des comités. Aux États-Unis, on organise des conventions, lesquelles se ramifient partout en comités actifs ; les citoyens s’affilient, suivant leurs affinités politiques, à ces vastes associations, et chacun est lié d’honneur à voter pour le candidat de son parti. L’impulsion de diverses opinions ainsi organisées est si nécessaire à l’exercice sérieux du suffrage universel, que dans quelques rares localités des États-Unis où les exigences de la guerre ont récemment fait obstacle au libre jeu de ces combinaisons collectives, on a accusé M. Lincoln d’avoir voulu dérober aux citoyens la franchise électorale. La France d’ailleurs n’a pas besoin de chercher en pareille matière des exemples hors de son histoire et de ses traditions. Jamais jusqu’à ce jour les lois de 1810 et de 1834 n’avaient été appliquées aux comités électoraux, et certes sous tous nos gouvernemens représentatifs on a vu des comités électoraux s’organiser dans les proportions les plus vastes. Depuis cinquante ans, l’incompétence de ces lois en matière électorale avait été consacrée par une jurisprudence en quelque sorte négative. On veut aujourd’hui donner à ces lois une nouvelle portée par une jurisprudence contraire.

Établir en politique des principes nouveaux par voie de jurisprudence, est-ce conforme, nous ne disons pas seulement à l’esprit des institutions représentatives, qui ont besoin de lois claires et certaines, mais au génie logique de notre nation ? Est-il d’ailleurs conforme à la nature des choses de faire établir par la magistrature ordinaire une jurisprudence politique ? Les vrais grands esprits ne l’ont jamais pensé, et c’est pour cela que Royer-Collard démontrait avec tant de force que, dans l’intérêt de la magistrature elle-même, le jugement des délits politiques ne devait être confié qu’au jury, image variable de la société politique, On peut croire que jamais le jury n’aurait déduit des lois de 1810 et de 1834 une jurisprudence capable d’inquiéter la liberté des comités électoraux ; mais dans les pays de droit coutumier, dans les pays habitués à tirer de la jurisprudence les définitions successives et le développement du droit, oublie-t-on à quelle cause les jugemens doivent cette autorité qui finit avec le temps par faire loi ? L’autorité des arrêts provient de l’autorité personnelle des juges ; à côté du jugement qu’on invoque, on rappelle le grand nom du magistrat qui l’a rendu. C’est ainsi que dans la jurisprudence politique d’Angleterre on entend citer à chaque instant un lord Somers, un lord Hardwicke, un lord Camden, un lord Stowell. La valeur de l’homme, sa grande situation, la responsabilité qu’il est en état de prendre vis-à-vis de ses contemporains et de l’histoire, garantissent et perpétuent le crédit de ses décisions. Nous doutons que la magistrature française, constituée comme elle l’est, éloignée de la vie politique active, n’étant pas recrutée parmi les