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les Romains allaient ordinairement par plaisir. Nous ne voyons pas cependant que Sulpitius ait été sensible à ces avantages. À peine arrivé en Grèce, il est mécontent d’y être venu, et il lui tarde d’en sortir. Évidemment ce n’était pas le pays qui lui déplaisait, il ne se serait pas trouvé mieux ailleurs ; mais il regrettait la république. Après l’avoir si timidement défendue, il ne pouvait se consoler de sa chute, et il se reprochait de servir celui qui l’avait renversée. Ces sentimens éclatent dans une lettre qu’il écrit de Grèce à Cicéron. « La fortune, lui dit-il, nous a enlevé les biens qui devaient nous être les plus précieux, nous avons perdu l’honneur, la dignité, la patrie… Au temps où nous vivons, ceux-là sont les plus heureux, qui sont morts. »

Quand un homme timide et modéré comme Sulpitius osait parler ainsi, que ne devaient pas dire et penser les autres ! On le devine lorsqu’on voit de quelle sorte Cicéron écrit à la plupart d’entre eux. Quoiqu’il s’adresse à des fonctionnaires du gouvernement nouveau, il ne prend pas la peine de dissimuler ses opinions ; il exprime librement ses regrets, parce qu’il sait bien qu’on les partage. Il parle à Servilius Isauricus, proconsul d’Asie, comme à un homme que le pouvoir absolu d’un seul ne satisfait pas et qui souhaite qu’on y mette quelques limites. Il dit à Cornificius, gouverneur d’Afrique, que les affaires vont mal à Rome, et qu’il s’y passe bien des choses dont il serait blessé. « Je sais ce que vous pensez de la fortune des honnêtes gens et des malheurs de la république, » écrit-il à Furfanius, proconsul de Sicile, en lui recommandant un exilé. Ces personnages pourtant avaient accepté de César des fonctions importantes : ils partageaient son pouvoir, ils passaient pour ses amis ; mais tous les bienfaits qu’ils avaient reçus de lui ne les avaient pas entièrement attachés à sa cause. Ils faisaient leurs réserves en le servant, et ne se livraient qu’à moitié. D’où pouvaient venir ces résistances que rencontrait le gouvernement nouveau parmi des gens qui avaient accepté d’abord d’en faire partie ? Elles tenaient à divers motifs qu’il est facile de signaler. Le premier, le plus important peut-être, c’est que ce gouvernement, même en les comblant d’honneurs, ne pouvait pas leur rendre ce que l’ancienne république leur aurait donné. Avec l’établissement de la monarchie, une révolution importante s’accomplit dans toutes les charges publiques : les magistrats devinrent des fonctionnaires. Autrefois les élus du suffrage populaire avaient le droit d’agir comme ils voulaient dans la sphère de leurs fonctions. Une initiative féconde animait à tous les degrés cette hiérarchie de dignités républicaines. Depuis l’édile jusqu’au consul, tous étaient souverains chez eux. Ils ne pouvaient plus l’être sous un gouvernement absolu. Au lieu d’administrer pour leur compte,