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le propriétaire à réduire le nombre de ses moutons. Quand il s’agit de l’élection des maires, si les paysans, un peu laissés à eux-mêmes, choisissent les anciens propriétaires, ces élections sont annulées ; il faut choisir un paysan ! La façon dont se font ces élections n’est point du reste la chose la moins curieuse de cet étrange régime.

Je voudrais peindre une de ces scènes en traits assez fidèles pour ne pas manquer à la vérité, et pourtant assez peu transparens pour qu’on ne puisse y mettre un nom dans le pays. C’est dans un district du royaume. Un jour, un colonel russe arrive avec un détachement. Ce n’est pas un petit personnage : il a droit de vie et de mort, il est l’arbitre suprême dans toutes les affaires politiques et civiles, il a seul le droit de donner des passeports. Dès son arrivée, le colonel manda devant lui le propriétaire, qui avait le malheur de porter la barbe, et, faisant un geste brusque, il lui dit : « Dans cinq minutes, vous vous présenterez devant moi sans barbe. » Toute réflexion faite, le colonel fit grâce à la barbe moyennant une amende de 1,000 roubles, et en fin de compte il fit même comprendre au propriétaire que, s’il voulait rester renfermé chez lui pendant le séjour du détachement au village, l’affaire n’aurait aucune suite. Pourquoi venait donc cet officier russe ? Il venait tout simplement pour procéder à l’élection du maire, et il voulait opérer en toute liberté. L’élection commença en effet au milieu des libations et des danses des paysans rassemblés, et le colonel se mêlait à la foule, criant, buvant et dansant comme elle. Le maire fut bientôt nommé. Le nouvel élu, paysan de quelque bon sens, fit bien l’observation qu’il ne savait ni lire ni écrire : on lui répondit en promettant de lui donner un secrétaire ; puis l’officier russe, s’adressant au nouveau maire et aux autres paysans, leur tint à peu près ce langage : « Vois-tu, toi et tous les paysans, moi et toute l’armée, et sa majesté l’empereur, nous sommes tous égaux. Tous les noirs, prêtres, seigneurs, bourgeois, ce sont des coquins qui sont inutiles sur cette terre. Ils ne veulent que vous perdre et nous perdre tous avec sa majesté. Ils veulent faire revenir la corvée, que nous avons abolie, et voilà pourquoi ils se battent depuis plus d’un an. Ils veulent reconquérir le pouvoir de maire que nous leur avons repris. Maintenant c’est toi qui es seigneur, c’est à toi qu’on doit baiser les pieds pour obtenir quoi que ce soit. Le propriétaire est maintenant ton inférieur, et souviens-toi que s’il agit mal, tu as l’obligation de le lier et de l’amener devant moi… » Les paysans, inquiets et étonnés, entouraient et pressaient de questions cet étrange messager de la politique impériale. Celui-ci se fatigua bientôt, et recommença à boire et à danser. Un prêtre se présenta en ce moment, et il l’accabla de toutes les injures, l’appelant coquin, voleur, rebelle. La journée se passa ainsi, puis le colonel partit. Il faut tout dire et ne point noircir plus que de raison les officiers russes. Peu de jours après, le propriétaire revit le colonel au siège de son commandement, et il trouva en lui un homme poli et prévenant qui ne paraissait plus même se souvenir de