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avant, s’étaient arrêtés, et attendaient avec une résignation passive le moment où ils pourraient continuer leur route. Pastor, inquiet de la brusque disparition de Carmen, regardait en arrière à chaque pas, cherchant à s’assurer, à travers le voile épais de la nuit, si personne ne les poursuivait. Cela dura près d’une heure. Le campo n’était plus qu’une vaste plaine liquide, au milieu de laquelle les arbres et les buissons s’élevaient comme autant d’îlots. Les lagunes, les petites rivières, gonflées subitement, épanchaient leur trop-plein sur le sol déjà inondé. Cependant, comme la pluie commençait à diminuer de violence et que les chevaux avaient pu reprendre le petit trot, au bout de deux heures environ les voyageurs arrivèrent tant bien que mal au terme de leur course et frappèrent à la porte de l’estancia de Santa-Rosa.

Pendant la durée de l’aguacero, Carmen était restée blottie sous un buisson touffu. Dès que l’orage se fut apaisé, elle alla chercher son cheval, qui s’était aussi réfugié dans la forêt, et elle se remit à cheminer avec précaution. Les bosquets serrés et bas l’obligèrent à descendre de sa monture. Du milieu de cette végétation, qui n’atteignait guère à plus de dix ou douze pieds, s’élançaient des arbres gigantesques, immenses, formant un second dôme de verdure moins épais que le premier, mais d’un aspect sombre et majestueux. De magnifiques palmiers, dont le tronc s’élevait encore plus haut, balançaient au souffle du vent leurs panaches de rameaux fins et déliés. De temps à autre, le bruit des pas de Carmen, qui froissait l’herbe et cassait les branches en passant, faisait fuir une gazelle effarouchée ou quelque oiseau de couleur brillante qui s’envolait dans les airs en poussant des cris aigus, auxquels mille cris stridens répondaient ainsi qu’un écho, puis tout rentrait dans le silence.

La nuit tombait lorsque la veuve du cacique Arraya atteignit un carrefour circulaire où la végétation était plus rare. Une petite lagune, ordinairement à sec en été, mais que l’aguacero venait de remplir, occupait le milieu de ce rond-point. Carmen, s’arrêtant, attacha par le lasso son cheval à un buisson, et, fatiguée de sa longue course, s’assit sur l’herbe. Au firmament, d’un azur sombre, scintillaient de splendides étoiles. Dans les roseaux qui entouraient le petit lac, des milliers de mouches à feu tourbillonnaient comme autant de vivantes étincelles. Quelquefois elles s’engageaient par grands essaims dans les profondeurs de la forêt, qui apparaissait pour un moment comme inondée d’une pluie de feu ; puis, se réunissant de nouveau en colonnes serrées, elles portaient sur un autre point de la clairière les gerbes mouvantes de l’incendie phosphorescent. Carmen accordait peu d’attention à ce spectacle : les coudes sur ses genoux, le visage dans ses mains, elle demeurait perdue dans une sombre rêverie. Tout à coup elle releva la tête pour écouter.