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Un Européen n’eût entendu que les rumeurs confuses de la forêt, les plaintes du vent et le bruit particulier que font en s’entrechoquant les rameaux flexibles et sonores des palmiers : Carmen, elle, avait démêlé un son distinct au milieu de ces notes basses et peu accentuées. Elle entr’ouvrit les lèvres, et, se frappant la bouche d’une manière bizarre, elle imita le cri d’un oiseau de nuit ; un autre cri lui répondit, et quelques minutes plus tard un homme parut devant elle. Carmen s’avança vers lui. — Voici longtemps que je t’attends, lui dit-elle. Ce lieu ne m’est pas connu : c’est la première fois que je m’y rends, et j’ignore pourquoi tu m’as donné rendez-vous ici plutôt qu’aux bords de l’arroyo del Casero (rivière de la Fauvette).

— J’avais mes raisons, répondit sentencieusement l’interlocuteur de Carmen.

C’était un vieillard de haute taille ; ses cheveux blancs tombaient de chaque côté de sa figure bronzée ; ses yeux noirs, encore pleins de feu, brillaient sous ses sourcils grisonnans : comme tous les Indiens de pur sang, il n’avait ni barbe ni moustaches. Cet homme était le brujo ou devin de la tribu à laquelle Carmen appartenait. Comme tous ses confrères, il cumulait les fonctions d’oracle, de prêtre et de médecin. En cette dernière qualité, il portait à la ceinture un petit sac de cuir qui contenait le bagage obligé d’un médecin du désert, une lancette formée d’une arête de poisson aiguë et coupante, un petit couteau à lame très affilée et quelques poignées d’herbes sèches, lesquelles, mâchées par le brujo, s’appliquent sur les plaies et les blessures. Son cheval, qui marchait derrière lui, était couvert d’un tapis de selle orné de touffes de plumes d’autruche. Il avait en outre une bride et des étriers d’argent, qui provenaient sans doute de quelque pillage. Le brujo, appuyé sur sa lance, arme inséparable des Indiens, regarda un instant la veuve du cacique Arraya, puis, la prenant par la main, il la conduisit au pied d’un palmier à double tête[1] qui dominait les arbres voisins, et lui ordonna de se mettre à genoux. Carmen obéit docilement. Le brujo ajouta : — C’est ici que nous l’avons mis après l’avoir sauvé des mains des Espagnols.

Carmen poussa un cri douloureux.

— Ici ! s’écria-t-elle, ici, et je ne le savais pas ! Pourquoi me l’avoir caché ?

— Parce que le moment de parler n’était pas venu, reprit le devin. Arraya, notre plus grand chef repose sous ce palmier, que le saint (Dieu) nous a donné comme quelque chose de rare et de

  1. Le palmier à double tête est révéré par les Indiens comme un don particulier du grand saint (Dieu).