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aventures de Mme Favart avec le maréchal de Saxe. Suivant ce récit, Justine Duronceray ou plutôt Mlle de Chantilli (car c’était là son nom de théâtre), après s’être « donnée pour de l’argent au héros de la France, au vainqueur de Fontenoy et de Lawfeld, le plus bel homme de son temps, » aurait fini par être désolée de la passion du maréchal, « parce que la tête lui tournait d’un garçon pâtissier mal bâti appelé Favart, qui s’était échappé de la boutique de son maître pour faire des chansons et des opéras-comiques. » Grimm raconte ensuite fort gravement, ou pour mieux dire avec une secrète indignation, le tort causé au maréchal par le garçon pâtissier. Pendant le siège de Maastricht, c’est toujours Grimm qui parle, et on verra tout à l’heure quelle confiance il mérite, Favart enlève Justine et s’enfuit avec elle. Assurément il est fâcheux qu’un homme tel que Maurice de Saxe ait perdu la tête pour une telle aventure. — Grimm nous a prévenus que « cette partie du roman de Mme Favart prêterait beaucoup à des réflexions morales, » et voici la moralité de l’histoire qui se prépare. — Oui certes il est fâcheux de voir Maurice éperdu, échevelé, « pour avoir été délaissé par une courtisane, lui à qui jamais l’opération la plus importante n’avait fait perdre une heure de sommeil ; » mais enfin qu’y a-t-il surtout à blâmer ici ? Le mauvais goût de Justine et l’insolence de Favart ! C’est pour cela que Grimm les traite si dédaigneusement, appelant celle-ci une petite créature, et celui-là un garçon pâtissier. Il termine son récit par ces mots : « Le grand Maurice, irrité d’une résistance qu’il n’avait jamais éprouvée nulle part, eut la faiblesse de demander une lettre de cachet pour enlever à un mari sa femme,… et, chose remarquable, cette lettre de cachet fut accordée et exécutée. Les deux époux plièrent sous le joug de la nécessité[1]. » Après quoi viennent les imputations les plus graves, les plus calomnieuses, et surtout la honteuse histoire qui, répétée pendant un siècle, semble encore attachée au nom de cette charmante et noble femme : c’est Mme Favart qui l’année suivante aurait causé la mort de Maurice de Saxe.

À ce récit d’un homme qui, par vanité aristocratique, se porte le défenseur de Maurice à tort et à travers, opposons simplement le verdict prononcé par l’arrière-petite-fille du héros. « Mme Favart, dit excellemment George Sand, est un gros péché dans sa vie, un péché que Dieu seul a pu lui pardonner, quoi qu’en ait dit Grimm dans sa Correspondance. Les efforts de cet écrivain pour flétrir la victime et réhabiliter le coupable sont une action presque aussi mauvaise que l’action elle-même. »

  1. Voyez Correspondance littéraire adressée à un souverain d’Allemagne depuis 1770 jusqu’en 1782, par le baron de Grimm et par Diderot ; Paris 1812, t. II, p. 230-234.