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Aujourd’hui en effet nous savons la vérité tout entière, et pour qui se donne la peine de contrôler les témoignages il ne reste plus rien des assertions du chroniqueur. Mme Favart a été victime deux fois, victime des violences de Maurice et des mensonges de Grimm. Justine Duronceray avait épousé Favart le 10 décembre 1745, et c’est seulement vers le milieu de l’année suivante que Favart, devenu chef d’une troupe de comédiens, fut chargé par le maréchal de lui monter un théâtre à Bruxelles. Le maréchal le traitait avec bonté, comme un auxiliaire de ses plans de campagne. N’était-ce pas lui qui avait mission d’entretenir la gaîté du soldat ? Favart s’y appliquait en conscience, et quand il parlait des victoires du maréchal, il disait nous. À Raucoux, sur le champ de bataille, il écrivait à sa mère : « Victoire ! grande victoire ! tout est renfermé dans ces derniers mots. Je suis un des premiers qui écrive. L’action continue encore à notre avantage. Nous achevons de vaincre, je dis plus, nous achevons de détruire. Pardonnez-moi si je dis nous à force de fréquenter les héros, j’en prends le langage. Montrez ma lettre à tous nos amis, ils ont le cœur français… » Et lui aussi, et Justine aussi, dans cette campagne théâtrale qui avait ses périls, ils étaient soutenus par un vif sentiment de l’honneur national. Que Maurice ait été amorcé dès les premiers jours par l’entrain, par la grâce mutine de la comédienne, il n’y a pas lieu d’en être fort étonné. On voit pourtant qu’il avait peur de se laisser prendre, comme s’il avait deviné sous cette gentillesse la fermeté d’une honnête femme. « Mademoiselle, lui écrit-il, vous êtes une enchanteresse plus dangereuse que feu Mme Armide… Je me suis vu au moment de succomber aussi, moi dont l’art funeste est d’effrayer l’univers. Qu’aurait dit le roi de France et de Navarre, si, au lieu du flambeau de sa vengeance, il m’avait trouvé une guirlande à la main ? Malgré le danger auquel vous m’avez exposé, je ne puis vous savoir mauvais gré de mon erreur ; elle est charmante ! » Timides propos de galanterie, car Maurice, en terminant, s’excuse de « ce reste d’ivresse, » et ne demande à la jeune femme qu’un pur sentiment d’amitié. Bientôt cependant la timidité disparaît ; Maurice est devenu un Lovelace et n’écoute plus que son délire. Mme Favart, effrayée des obsessions du maréchal, a quitté le théâtre du. camp pendant la campagne de 1747, et s’est réfugiée à Bruxelles auprès de la duchesse de Chevreuse. Les intérêts de sa santé lui avaient fourni une occasion qu’elle s’était empressée de saisir. Le maréchal menace de la faire ramener au camp par des grenadiers. Rien de plus touchant que les lettres de Favart à celle qu’il nomme son cher petit bouffe. « Je crains peu pour moi les menaces, lui écrit-il ; mais je ne me pardonnerais pas de t’avoir amenée dans ce pays pour t’exposer à la tyrannie. Nous sommes ici fort mal, je ne suis pas encore logé,