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vestiges qu’une tradition sans preuves. Voltaire, dans le Siècle de Louis XIV, raconte qu’en 1706, après nos défaites en Flandre et en Espagne, au moment où la situation du petit-fils de Louis XIV paraissait désespérée, « le maréchal de Vauban, le premier des ingénieurs, le meilleur des citoyens, homme toujours occupé de projets, les uns utiles, les autres peu praticables et tous singuliers, proposa à la cour de France d’envoyer Philippe V régner en Amérique ? » Il ajoute que ce prince y consentit et qu’on délibéra sur ce projet à Versailles. Les papiers de Vauban, compulsés aujourd’hui par des mains habiles, ne renferment pourtant aucune trace de cette délibération. Les desseins de Maurice sur la Corse et sur les Juifs ressemblent à ce programme de Vauban ; ce sont de ces visions ardentes-que produit la fièvre du désespoir. On en parle, on s’y complaît un instant, puis la réalité les écarte. Elles servent pourtant à peindre les âmes qui les ont enfantées ; ni Vauban, ni Maurice, chacun dans son ordre, ne nous seraient complètement connus, si on effaçait de leur histoire ces conceptions extraordinaires.

Ainsi empire des fils d’Israël sur le sol du Nouveau-Monde, gouvernement de la Corse, royauté de Tabago ou de Madagascar, autant de visions disparues. Que lui reste-t-il pour tromper, s’il se peut, l’activité inquiète de son génie ? Chambord, et cet appareil de souveraineté féodale que lui permet le roi. Précisément à l’époque où tous les projets que nous venons de rappeler s’évanouissent comme des fantômes, son régiment de houlans va faire sa rentrée en France. Le maréchal a voulu que sa petite armée restât jusqu’au dernier jour sur le terrain conquis par ses victoires ; elle se retire enfin, puisqu’il le faut, et va prendre ses quartiers d’hiver à Chambord. Avant de la diriger vers ses domaines, Maurice veut la montrer au roi et aux Parisiens. Il a obtenu l’autorisation de passer en revue ses troupes dans la plaine de Passy ; la cour y viendra, la ville y enverra des milliers de spectateurs : ne sera-ce pas une manière de proclamer la position particulière qui lui est faite ? Préoccupation opiniâtre, et qui reparaît sous toutes les formes ! Ce fut une sorte d’événement que cette revue des houlans du maréchal de Saxe, L’avocat Barbier, le duc de Luynes, le marquis d’Argenson, le comte Loss, Marmontel, tous les auteurs de journaux ou de mémoires en ont fait la description dans leurs annales. Ces costumes étrangers, ces longues lances, ces casques garnis de turbans, ces bottes à la hongroise, ces petits chevaux aux rapides allures, frappaient d’étonnement les Parisiens ; mais, tandis que les bourgeois n’y voyaient qu’un objet de curiosité, la noblesse et l’armée murmuraient. Les gardes-françaises, chargés de maintenir l’ordre et d’occuper les avenues, se demandaient s’ils étaient aux ordres des houlans. Les plus grands seigneurs remarquaient avec amertume le privilège