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énorme accordé au maréchal : quoi ! les princes du sang n’avaient pas le droit d’entretenir des régimens à eux dans leurs gouvernemens, et le comte de Saxe allait être gardé à Chambord par six brigades étrangères ! « Autre sujet de jalousie, écrit Barbier ; ce régiment, qui, je crois, est plus curieux qu’utile, doit coûter cher au roi, d’autant que les houlans ont été annoncés comme étant sur le pied de gentilshommes. On dit que le roi donne directement la paie à M. le maréchal de Saxe, qui se charge, lui, de leur décompte et de les monter, sur quoi il n’est pas douteux qu’il gagne considérablement, et cela suffit pour faire crier. » Ces cris de la cour plaisaient à Maurice autant et plus que l’étonnement des bourgeois. Si le fils du roi de Pologne n’a point d’états à gouverner, au moins ne sera-t-il pas confondu en France avec ses orgueilleux rivaux les princes du sang.

Les houlans sont à Chambord ; le château ressemble à une place forte, et le service de la garnison est entretenu sur le pied de guerre. À l’entrée se dressent les canons pris sur l’ennemi ; des drapeaux anglais, autrichiens, hollandais, trophées des jours glorieux, sont suspendus à l’intérieur. Aussitôt que Maurice paraît, les tambours battent aux champs. Les rois seuls, sur la terre de France, ont le droit d’avoir des sentinelles à la porte de leur appartement ; Maurice parviendra, non sans ruse, à se faire attribuer cette prérogative royale. Il y a des jours à Versailles où des particuliers obtiennent l’honneur de contempler de près les festins du monarque ; Maurice, qui a ses jours de grand couvert, se donnera aussi le luxe d’une galerie de spectateurs émerveillés, et les habitans de Blois solliciteront le privilège de circuler autour de sa table splendide. Ainsi, aucun signe de sa dignité ne lui manque : il avait déjà une cour et une armée, voici le peuple qui entre en scène. On raconte à ce sujet toute espèce d’anecdotes, car la tradition locale a conservé ou inventé plus d’une histoire qui se rapporte aux prétentions royales du héros. À quoi bon les transcrire une fois de plus ? Il suffit sans doute de résumer en quelques traits le caractère dominant du personnage que j’ai appelé le souverain de Chambord. Certes, si l’on considère le fond des choses, c’est un spectacle singulier que cette fantaisie impétueuse environnée de barrières où elle se brise. N’importe, l’auteur des Rêveries avait assez d’imagination pour compléter l’ébauche de royauté que lui fournissait l’étiquette de Chambord. À voir ce train, ces honneurs, ces canons qui le saluaient, ces escadrons galopant autour de sa voiture, ces populations empressées sur ses pas, il y eut certainement plus d’une heure d’ivresse où il put se faire illusion et se dire : Je suis roi !

Il pouvait tenir encore le même langage quand il exerçait à sa façon ses privilèges de haute et basse justice sur les sujets de son