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habilement ses filets ? M. Lecoutellier y est tombé le premier et en est mort, on croit voir son cadavre flotter au bout de cette toile perfide ; il y a laissé une grande fortune : qui veut se charger maintenant d’y apporter un grand nom ? Le colonel Guérin s’engage lourdement à son tour dans ce brillant réseau ; il s’y empêtre à plaisir, et s’il s’en tire, c’est qu’on l’en chasse et qu’on ne daigne pas y garder une proie si vulgaire. Enfin le sémillant Arthur vole autour du piège, sans cesser un instant de le voir, mais brûlant de s’y laisser prendre et fasciné par l’insensibilité même d’un cœur digne du sien.

Mais la maison de Mme Lecoutellier n’est point le centre de l’action, ce n’est pas autour d’elle que tout doit se mouvoir, ce n’est pas elle qui doit rester la première dans notre souvenir. La coquetterie de Mme Lecoutellier, ses intrigues, son procès, son mariage, qui se noue et se dénoue sans cesse, ne sont que des épisodes : l’intérêt principal est ailleurs. Où est-il donc ? Le trouverons-nous dans le château de l’inventeur, dominé par une idée unique qui le rend aveugle sur tout le reste ? Sa fortune est perdue, et il l’ignore ; la piété de sa fille lui cache sa ruine, tandis que lui-même, à l’insu de sa fille, il achève leur commun désastre et vend jusqu’au toit qui couvre encore leur tête. De son côté, cette fille admirable a sacrifié à son père plus que sa fortune personnelle ; pour mieux assurer le repos de cet esprit malade, elle feint d’avoir des sentimens vulgaires, et dont son âme délicate est incapable ; elle affecte l’habileté, la vigilance, la dureté d’un homme d’affaires ; elle défend avec âpreté la fortune qu’elle n’a plus, de peur d’avouer qu’elle l’a jetée dans le gouffre creusé par son père. Ce pieux stratagème lui coûte bien cher. L’homme qui l’aimait, et qu’elle aimait elle-même, voit avec déplaisir ces qualités industrieuses et sévères, si peu convenables à une femme ; en lui paraissant trop habile, elle a cessé de lui sembler digne d’amour. Il s’éloigne d’elle, et va bientôt porter son cœur ailleurs. Elle accepte encore ce dernier sacrifice ; on dirait même qu’elle en savoure l’amertume, quand un cri involontaire, arraché enfin par une douleur trop vive, la trahit aux yeux de cet infidèle : il la voit alors telle qu’elle est et l’aime cent fois davantage après cette sainte ruse et cette longue épreuve, héroïquement supportée. En même temps les machinations qui menaçaient le dernier débris de la fortune paternelle s’écroulent sur la tête de celui qui les combinait, et le bonheur rentre dans cette maison, d’où le génie et la vertu semblaient l’avoir exilé pour toujours. Voilà encore une action complète en elle-même, capable de se suffire, pleine de situations fortes et touchantes, et pourtant ce n’est point là qu’est le nœud de la pièce ; elle ne tourne pas autour de l’inventeur, et il est juste qu’elle ne reçoive point de lui son nom.

Est-ce donc maître Guérin qui est le premier de tous ces personnages, le moteur des événemens, le grand ressort de cette ingénieuse machine ? C’est lui, après tout, qui convoite le château de Valtaneuse, qui l’achète à