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réméré sous un prête-nom, qui veut s’en servir pour réduire Mme Lecoutellier à épouser son fils et pour attacher ainsi à sa propre fortune une femme dont l’adresse et l’ambition peuvent le mener lui-même à tout. Faut-il voir la véritable action de la pièce dans la campagne de maître Guérin contre le château de Valtaoeuse, et l’échec mérité de cette ténébreuse entreprise est-il le dénoûment destiné à rester dans notre mémoire ? Certes la maison dans laquelle maître Guérin, entouré de sa femme et de son fils, étale son hypocrisie, sa convoitise, sa brutalité despotique, jusqu’à ce que, joué et abandonné par tout le monde, il tombe à son tour sous le joug de sa servante et d’un usurier, peut servir de centre à l’action et attirer principalement l’intérêt ; mais, malgré tous nos efforts, nous ne pouvons être tout entiers à maître Guérin : nous avons déjà laissé trop de notre cœur dans la coquette demeure de Mme Lecoutellier et dans le mélancolique château de M. Desroncerets.

En un mot, on peut trop aisément reconnaître et compter dans l’œuvre de M. Augier une charmante comédie que Mme Lecoutellier et ses amoureux nous donnent, un beau drame sur la piété filiale aux prises avec une folie généreuse, et une tragi-comédie dont maître Guérin est tour à tour le héros et la victime. Le château de Valtaneuse, que la fille de l’inventeur veut garder, que la coquette veut loyalement acheter et que maître Guérin veut détourner à moitié prix, forme le lien de ces trois actions diverses et les fait à peu près marcher ensemble ; mais ce lien n’est pas assez fort pour dissimuler le défaut d’unité de l’œuvre nouvelle et pour éviter que l’intérêt n’en soit affaibli par cela même qu’il est trop dispersé. Ce n’est point par pédantisme, M. Augier a trop d’esprit pour le croire, que nous adressons ce reproche tout classique à une comédie si vivante d’ailleurs et pleine d’incontestables beautés. Les règles du théâtre importent peu en elles-mêmes, et si on les viole avec succès, on est bien vite absous et récompensé de cette heureuse audace ; mais lorsqu’une règle de l’art dramatique, au lieu d’avoir été inventée par le caprice des hommes, est vraiment sortie de la nature des choses, on ne peut la méconnaître sans en être aussitôt puni par le résultat même de cette négligence, et la règle oubliée se rappelle, en même temps qu’elle se justifie, par l’événement. Certes je ne crois pas qu’il y eût dans la salle, le jour de la première représentation de Maître Guérin, une seule personne qui se souciât de voir respecter la règle de l’unité d’action ou aucune des autres règles dont s’embarrassaient si consciencieusement nos pères : si du moins quelqu’un songeait à tout cela, pour ma part je n’y songeais guère, et pourvu qu’on me plût, peu m’importait le chemin qu’on prendrait pour me plaire. Et pourtant, lorsque j’essayai plus tard de me demander pourquoi de temps à autre mon attention avait langui, pourquoi surtout j’éprouvais tant de peine à mettre la main sur le nœud de la pièce et à m’y retrouver, je ne tardai guère à me rappeler en souriant le classique adage :