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Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 54.djvu/800

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cortège se détourna bientôt et monta sur la colline par une large avenue bordée d’ormes magnifiques. Des deux côtés de l’avenue ; j’apercevais de coquettes villas à demi cachées par des arbres et entourées de jardins ; je longeai bientôt la grille massive qui enceint les vastes terrains où s’élèvent les beaux bâtimens de l’arsenal. Entourés de vastes pelouses, on les prendrait plutôt la nuit pour des palais, car on n’aperçoit nulle part ces débris, ces matériaux épars qui s’accumulent d’ordinaire autour des usines. Enfin la foule s’arrête au sommet de la colline, un président improvisé s’élève, je ne sais comment, au-dessus de la multitude ; le meeting commence, et d’abord on procède aux affaires. On nomme des délégués pour une réunion du parti, on choisit un comité pour s’occuper des préparatifs d’un meeting en masse (mass-meeting) des démocrates de Springfield. Une petite fille, à peine âgée de huit ans, est hissée à côté du président, et chante d’une voix aiguë une chanson en l’honneur du général Mac-Clellan. Je me rappelle encore le refrain :

We hâve an other Washington,
Let us vote for little Mac[1].


Un orateur commence ensuite un discours. Ce qu’il y a de plus saillant dans sa longue improvisation, c’est une laborieuse comparaison entre le serpent dit copperhead et un autre serpent dit black snake, qui naturellement représente les black republicans et les abolitionistes. Toute allusion faite aux malheureux noirs est saisie avec transport par l’ignorant et brutal auditoire, composé principalement d’ouvriers irlandais. L’orateur ne dit point negro, il dit nigger, et jamais ne prononce ce terme méprisant sans un air de farouche provocation. Je songeai malgré moi aux scènes affreuses dont New-York était naguère le théâtre, à ces noirs poursuivis dans les rues, égorgés, brûlés, à cet asile des orphelins de couleur saccagé et incendié. La lune était souriante et répandait une clarté enchanteresse sur la foule pressée que j’avais devant moi, sur ces femmes au doux visage mêlées aux ouvriers, sur les ormes qui penchaient leurs branches élégantes. Cette foule paraissait, hormis les momens où elle poussait ses rauques hourrahs, si paisible, si disciplinée, que par instans je ne pouvais plus rien comprendre à ce qui se passait devant moi. Quel abîme que le cœur de l’homme ! Pourquoi tant de haine sous ce ciel clément, parmi tous ces dons de la nature, tous ces triomphes de l’activité et de l’intelligence humaine ? Je regardais d’un côté les murailles de cet arsenal où une armée de deux cent mille hommes trouverait à s’équiper du jour au lendemain, de l’autre cette foule que le seul nom de nègre semblait rendre ivre et furieuse.

  1. . « Nous avons un autre Washington, — votons pour le petit Mac. »