Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 54.djvu/812

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

des criailleries de cochers, de conducteurs, de guides, qui à toute force s’approprient votre bagage et votre personne, un flot roulant de figures hétéroclites, Anglais, Allemands, Américains, Français, Russes, tous se heurtant, s’entassant, se renseignant avec tous les accens et dans toutes les langues. Sur tout le trajet jusqu’à l’auberge, l’aspect d’une ville de province mal tenue, mal rangée, baroque et sale, avec des rues étroites et boueuses, avec des taudis, des galetas, des fritures en plein vent, du linge qui sèche aux cordes, et quantité de hautes maisons monumentales, dont les fenêtres treillissées, les grillages énormes, les barreaux croisés, boulonnés, multipliés, donnent l’idée d’une forteresse et d’une prison.

Rome.

J’avais une journée, j’ai voulu voir le Colisée et Saint-Pierre. Certainement il est imprudent de noter ainsi ses premières impressions, telles qu’on les a ; mais, puisqu’on les a, pourquoi ne pas les noter ? Un voyageur doit se traiter comme un thermomètre, et à tort ou à raison c’est ce que je ferai demain comme aujourd’hui.

Au Colisée d’abord. Tout ce que j’ai vu de la calèche était rebutant : des ruelles infectes pavoisées de linge sale ou de linge qui sèche, de vieilles bâtisses suintantes, noirâtres, tachées d’infiltrations graisseuses, des tas d’ordures, des échoppes, des guenilles, tout cela sous une petite pluie. Les ruines, les églises, les palais qu’on aperçoit sur le chemin, tout l’ancien appareil me semblai, un habit brodé il y a deux siècles, mais vieux de deux siècles, c’est-à-dire dédoré, flétri, troué et peuplé d’une vermine humaine.

Le Colisée apparaît, et l’on est tout d’un coup secoué. On l’est véritablement ; cela est grand, on n’imagine rien de plus grand. Personne dans l’intérieur ; un profond silence ; rien que des blocs de pierre, des herbes pendantes, et de temps en temps un cri d’oiseau ; on est content de ne pas parler, et on demeure immobile ; les yeux montent, et redescendent, et remontent sur les trois étages de voûtes et sur l’énorme mur qui les domine ; puis on se dit que c’était là un cirque, qu’il y avait sur ces gradins cent sept mille spectateurs, que tout cela criait, applaudissait, menaçait à la fois, que cinq mille bêtes étaient tuées, que dix mille captifs combattaient dans cette enceinte, et l’on prend une idée de la vie roumaine.

Cela fait haïr les Romains ; personne n’a plus abusé de l’homme. De toutes les races européennes, aucune n’a été plus nuisible ; il faut aller chercher les despotes et les dévastateurs orientaux pour leur trouver des pareils. Il y avait là une monstrueuse ville, grande comme Londres aujourd’hui, dont le plaisir consistait à voir tuer et souffrir. Pendant cent jours, plus de trois mois de suite, ils venaient