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de la teinte ; l’orteil perce à travers les souliers crevés. Le pantalon a passé cinq ou six fois à travers les couleurs claires et sombres, du gris au noir ; du noir au brun, du brun au jaune, troué de plus et rapiécé ; on ne saurait où trouver une chose plus composite. Cela leur est indifférent, ils flânent philosophiquement, en contemplatifs, en épicuriens, ils se laissent vivre ; ils récréent leurs sens par le spectacle des belles choses et la conversation oisive ; ils laissent le travail aux lourdauds. À l’embarcadère, il a fallu cinq quarts d’heure pour enregistrer vingt-cinq malles. Sur six hommes employés, deux travaillaient, les quatre autres délibéraient et regardaient ; pour les faire aller, il fallait se mettre en colère. Aucun ordre ; une malle passait d’autant plus vite que les propriétaires avaient crié brutto d’une voix plus rude. Plus la nature est belle et bonne, moins l’homme est obligé d’être actif et soigneux. Le Hollandais, le paysan de la Forêt-Noire seraient trop malheureux, si leur intérieur n’était pas agréable et propre. Ici le travail et la discipline sont superflus, la nature se charge de fournir le bien-être et la beauté.

De Civita-Vecchia à Rome.

On longe la mer, qui s’étend à l’infini, toute plate, d’un bleu terne, avec un faible roulement monotone ; on ne cesse pas de la voir à droite, pendant des lieues, bordant le sable d’une grosse frange toute blanche. Sur la campagne plane toujours le grand voile de brume tiède.

Sur la gauche, les collines se suivent, montant, s’abaissant, avec d’aimables teintes d’un vert effacé et comme amorti. Elles n’ont point de vrais arbres, mais des genêts, des genévriers, des ajoncs, d’autres arbres encore à feuilles tenaces. Tout cela est désert ; à peine si dans tout le trajet, de loin en loin, au bord d’un creux, on aperçoit une ferme. Des ruisseaux descendent, tordant leur lit, puis s’étalent en flaques ; la mer les repousse, cela fait un pays malsain, hostile à l’homme. Quelques chevaux libres, des bœufs noirs aux longues cornes paissent sur les pentes ; on se dirait dans les landes de Gascogne. De temps en temps on voit le long du wagon un bois de grands arbres gris, dénudés, mélancoliques comme des malades.

Voici enfin la campagne de Rome : rien que des collines nues, sans arbres ni arbustes, avec un mauvais tapis d’herbes vieilles et jaunâtres ; point d’aqueducs encore, rien qui rompe la monotonie lugubre ; puis des jardins, des haies d’épine noire liées par de grands joncs blanchâtres, des plantes potagères, des dômes à l’horizon, un vieux rempart de briques et de bastions noircis, un long aqueduc comme un mur immense, Sainte-Marie-Majeure avec son campanile et ses deux dômes. Au débarcadère, une cohue de fiacres,