Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 54.djvu/900

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

a fait prendre en patience jusqu’au despotisme, et voilà que par les fautes mêmes du génie guerrier du pays vous voyez, à moins de deux ans de distance, sa frontière deux fois violée, son sol envahi et les drapeaux de l’étranger vainqueur flottant dans sa capitale. Votre cœur se serre à ce triste spectacle ; qui donc vous engagera à faire de la musique plutôt que d’y penser et à étudier les symphonies de Beethoven parce qu’elles sont belles et difficiles, et que cela occupe l’esprit en lui donnant du plaisir ?

Enfin vous vous êtes par aventure persuadé dans votre jeunesse que, pour prix de ses souffrances, pour compensation de ses revers, votre pays avait droit à la liberté ; les événemens, les opinions, le mouvement général de la civilisation, tout vous a paru en seconder, en appeler l’établissement. Comme c’est l’œuvre de tout le monde, puisqu’à la différence de la gloire ou de la puissance tout le monde peut contribuer à la liberté, vous avez consacré à cette chère cause vos pensées et vos efforts, vous avez cru toucher au but et voir votre patrie libre et tranquille ; mais qu’il arrive que grâce à des fautes diverses et facilement évitables, elle soit livrée au désordre par des insensés ou asservie par des roués, et sur vos vieux jours vous aurez pour alternative l’anarchie ou le despotisme. Que diriez-vous de ceux qui vous conseilleraient de prendre l’affaire allègrement, de vous égayer par la considération du néant des choses humaines, ou, si votre esprit a besoin d’aliment, de traduire l’anthologie ou de rapprendre l’algèbre ?

Le mépris des richesses est le triomphe des moralistes. Qu’est-ce qu’un revers de fortune ? Qu’est-ce que la pauvreté pour le sage ? Peu de chose, rien, un bonheur peut-être. On est délivré de soucis arides, de biens corrupteurs. On est rendu à la possession de soi-même, à la vertu. Assurément rien n’est plus digne d’aversion et de mépris que ces désespoirs de spéculateurs enrichis que ruinent les faux calculs de leur cupidité même : les douleurs de l’avarice ne font nulle pitié ; mais laissons toute déclamation, et demandons s’ils ne sont pas réels les maux du père de famille qui, eût-il le nécessaire, se sent, par le défaut de fortune, hors d’état de procurer à ses fils une éducation qui les égale à lui, de donner à sa fille le mari qu’elle aime, de faire faire à sa femme le voyage qui rétablirait sa santé ? Et que dire du sort des vrais pauvres, de cette incertitude toujours renaissante du pain de chaque jour, de cette crainte d’une infirmité ruineuse ou d’un chômage désastreux ? L’épreuve de l’une ou de l’autre, les souffrances de la famille, les angoisses du besoin, les tortures du froid, de la faim, de la maladie, comment oser dire que ce n’est pas là du malheur ?

En parlant de la pauvreté, j’ai nommé la santé. J’admire le stoïcisme