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même le document tant débattu était parti pour sa destination et s’acheminait vers Saint-Pétersbourg… quand soudain, et à l’ébahissement indicible des initiés, un coup de télégraphe arrêtait brusquement en Allemagne le courrier porteur de la dépêche ; un autre coup de télégraphe informait lord Napier qu’il ne serait plus donné suite à « l’importante communication : » lord Russell opérait une retraite précipitée et assurément peu honorable. M. de Bismark avait prononcé son quos ego !…

Depuis le scandale de la convention militaire du 8 février, le nom du ministre de Guillaume Ier n’avait plus reparu dans les négociations officielles qui se poursuivaient au sujet de la Pologne, et le cabinet de Berlin semblait s’être tout à fait retiré de la lice. Cela n’empêcha pas cependant M. de Bismark de veiller aux intérêts de la Russie avec une sollicitude sans égale, d’être en communication constante et des plus intimes avec le prince Gortchakov, et d’user de toutes les ressources de son esprit pour désunir les trois puissances intervenantes ou affaiblir leur action. Il sera parlé plus loin des diverses tentatives faites sur la cour de Vienne à cet effet ; toutefois, et avec sa sagacité ordinaire, M. de Bismark reconnut dès l’origine que le véritable nœud des affaires était à Londres, et c’est surtout vers ce point qu’il dirigea ses efforts. Les « affinités électives, » comme disait Goethe, entre l’Angleterre protestante et la Prusse luthérienne, les liens de famille qui unissaient les maisons royales des deux pays, les penchans très tudesques de la cour de Windsor, les scrupules et les timidités des hommes d’état britanniques, toutes les circonstances enfin qui plus tard devaient si puissamment favoriser le coup hardi du ministre prussien contre le Danemark, lui servirent également dans l’infatigable besogne qu’il se donnait pour le bien de son intime allié du Nord pendant tout le cours de la négociation polonaise. Les mouvemens stratégiques de M. de Bismark dans cette campagne auxiliaire étaient du reste invariablement les mêmes et presque invariablement aussi couronnés de succès[1]. À chaque nouvelle représentation que lord Russell se proposait d’envoyer à la Russie, le ministre prussien ne manquait pas de venir en dissuader le cabinet de Saint-James, « dans l’intérêt bien entendu des Polonais eux-mêmes » et pour ne pas nuire aux intentions clémentes de l’empereur Alexandre II, dont il se portait garant : il parvenait ainsi à faire du moins sensiblement émousser

  1. C’est notamment une de ces interventions pressantes de M. de Bismark auprès de lord Russell qui avait surtout contribué à faire rejeter par l’Angleterre l’idée d’une note identique et solidaire à adresser à la Russie, idée que recommandait au mois de juillet M. Drouyn de Lhuys, appuyé en cela fortement par le comte Recbberg. (Dépêche de M. Drouyn de Lhuys au duc de Gramont, 3 août 1863.)