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des notions grossières qui souvent viennent altérer cette idée chez les écrivains hébreux, ne pouvait voir que deux divinités différentes dans le Père prêché par Jésus et dans celui qui avait fait parler Moïse et les prophètes. Il avait composé un livre, malheureusement perdu, intitulé les Antithèses, dans lequel il cherchait à démontrer que les différences des deux Testamens équivalaient à des contradictions formelles. Il insistait aussi sur ce que le Christ de l’Évangile ne répondait pas du tout à celui que l’Ancien Testament avait annoncé aux Juifs. De plus, il accusait hautement les apôtres, à l’exception de Paul, d’avoir falsifié ou mal compris l’enseignement de leur maître, et en fait de documens scripturaires il n’admettait que les livres portant l’empreinte de la doctrine paulinienne, c’est-à-dire l’évangile de Luc, dont il avait sans façon retranché ou modifié ce qui le gênait, et les épîtres de Paul. Il ne faut pas trop se récrier sur cette manière d’agir. Il n’y avait pas encore d’évangiles officiels, tenus pour seuls valables et inspirés. Tous les partis à cette époque se croyaient en droit d’en faire autant, et Marcion était poussé à en agir de la sorte par une antipathie prononcée, bien rare de son temps, pour l’interprétation allégorique.

Le marcionisme fut un parti puissant, s’il faut en juger par les anathèmes dont les pères ne cessent de le poursuivre ; ce parti eut son organisation, ses martyrs, et prolongea son existence jusqu’au VIe siècle. La clarté du système, la facilité avec laquelle il écartait pour la pensée religieuse les pierres de scandale qu’elle rencontre dans le monde et dans la Bible, expliquent cette popularité ; mais il est trop clair que le marcionisme est dépourvu de toute valeur philosophique : tout y est décousu, brusque, inattendu, comme Tertullien l’a parfaitement remarqué, et les pères n’eurent pas de peine à battre en brèche l’idée de ce Dieu exclusivement bon, qui pourtant avait laissé les hommes si longtemps en proie aux persécutions de Satan et de Jéhovah.

Bien différente est l’impression que laisse le système valentinien. Qu’on se figure une épopée métaphysique dont les péripéties se déroulent dans l’immensité des cieux inconnus, dont la scène est le sein de Dieu lui-même, dont le dénouement se produit sur notre terre, une épopée où la spéculation métaphysique la plus abstraite, la plus déliée, se revêt des formes les plus bizarres, qui mêle à tout moment le grotesque au sublime, les images les plus triviales à des intuitions poétiques d’une véritable magnificence, le délire d’une imagination orientale qu’on dirait enivrée de haschich aux calculs minutieux du mathématicien, et l’on aura comme un avant-goût de cette incroyable théologie. Dès le premier trait, on reconnaît la présence d’un sentiment profond de l’infini. Cette épo-