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d’eux existe pour lui-même : dans la pensée de l’artiste, il est complet par soi ; on l’accrochera n’importe à quel panneau, ce n’est pas son affaire. Le peintre a découpé dans la nature ou dans l’histoire un paysage ou une scène ; que le morceau soit intéressant, voilà son premier objet : il agit ici comme un romancier ou un écrivain de théâtre ; c’est un dialogue qu’il a seul à seul avec nous. Il est tenu d’être véridique et dramatique : s’il nous montre une bataille, que ce soit la barricade de Delacroix ; s’il nous montre un Christ consolant les malades, que ce soit ce pauvre et divin Christ des misérables, celui de Rembrandt, dans son auréole de lumière jaune, au milieu des clartés qui meurent douloureusement dans l’ombre humide ; mais, dans la peinture décorative, l’objet est autre, et le tableau change en même temps que son objet. Voici l’arc d’une fenêtre qui se courbe gravement et simplement ; la ligne est noble, et une bordure d’ornemens accompagne sa belle rondeur, mais les deux côtés et le dessus restent vides ; ils ont besoin d’être remplis, et ils ne peuvent l’être que par des figures aussi sérieuses et aussi amples que l’architecture ; des personnages abandonnés à l’emportement de la passion feraient disparate, on ne peut pas imiter ici le désordre des groupes naturels. Il faut que les personnages s’étagent selon la hauteur du panneau, les uns courbés ou enfantins au sommet de l’arc, les autres debout et adultes sur les côtés. La composition n’est pas isolée, elle est le complément de la fenêtre, elle dérive comme tout le palais d’une idée unique. Un vaste édifice royal est par nature grandiose et calme, et il impose à ses revêtemens, c’est-à-dire à la peinture, son calme et sa grandeur.

Mais surtout il faut se dire et se redire qu’alors l’âme du spectateur n’était pas la même qu’aujourd’hui. Depuis trois cents ans, nous nous sommes rempli la tête de raisonnemens et de distinctions morales ; nous nous sommes faits critiques, observateurs des choses intérieures ; enfermés dans nos chambres, serrés dans notre habit noir, bien protégés par les gendarmes, nous avons négligé la vie corporelle, l’exercice des membres ; nous nous sommes adonnés aux mœurs de salons, nous avons cherché notre plaisir dans la conversation et la culture d’esprit ; nous avons remarqué les nuances des bonnes façons, les particularités des caractères ; nous avons lu et commenté des historiens et des romanciers par centaines, nous nous sommes chargés de littérature. L’esprit humain s’est vidé d’images et comblé d’idées ; ce qu’il comprend et ce qui le touche dans la peinture, c’est la tragédie humaine ou la vie naturelle dont il aperçoit un lambeau, telle scène de mœurs, tel aspect de la campagne, le Larmoyeur, d’Ary Scheffer, une Mare au soleil, de Decamps, le Meurtre de l’évêque de Liège, de Delacroix. Nous trouvons là comme dans un poème la confidence d’une âme passionnée,