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une sorte de jugement sur la vie ; ce que nous venons chercher dans les couleurs et les formes, ce sont des sentimens. En ce temps-là, on n’y cherchait rien de semblable. L’ensemble des mœurs qui nous intéresse à la pensée intérieure, à la forme expressive, intéressait au personnage nu, au corps animal en mouvement. On n’a qu’à lire Cellini, les lettres de l’Arétin, les historiens du temps, pour voir combien la vie était alors corporelle et périlleuse, comment un homme se faisait justice à lui-même, comment il était assailli à la promenade, en voyage, comment il était forcé d’avoir sous la main son épée et son arquebuse, de ne sortir qu’avec un giacco et un poignard. Les grands personnages s’assassinent sans difficulté, et jusque dans leurs palais ils ont les rudes manières des gens du peuple. Le pape Jules, irrité contre Michel-Ange, tombe un jour à coups de bâton sur un prélat qui voulait s’interposer. Aujourd’hui, qui est-ce qui comprend l’effet d’un muscle, sauf un chirurgien ou un peintre ? Alors c’était tout le monde, charretiers et seigneurs, le grand personnage aussi bien que le premier rustre venu. L’habitude de donner des coups de poing et d’épée, de sauter, de lancer la paume, de jouter en lice, la nécessité d’être fort et agile remplissait l’imagination de formes et d’attitudes. Tel petit amour nu, aperçu par la plante des pieds et lancé en l’air avec son caducée, tel grand jeune homme qui se renverse sur ses hanches, éveillent des idées familières comme aujourd’hui tel intrigant, telle femme du monde, tel financier de Balzac. En les voyant, le spectateur copiait sympathiquement leur geste, car c’est la sympathie, la demi-imitation involontaire ; qui rend possible une œuvre d’art ; sans cela, elle n’est pas comprise, elle ne naît pas. Il faut que le public imagine l’objet sans effort, qu’il s’en figure à l’instant les précédens, les accompagnemens, les suites. Toujours, lorsqu’un art règne, l’esprit des contemporains en contient les élémens propres, tantôt des idées et des sentimens, si cet art est la poésie ou la musique, tantôt des formes et des couleurs, si cet art est la sculpture ou la peinture. Partout l’art et l’esprit se rencontrent, c’est pour cela que le premier exprime le second et que le second produit le premier. Aussi bien, si l’on voit alors en Italie une renaissance des arts païens, c’est qu’on y trouve une renaissance des mœurs païennes. César Borgia, ayant pris je ne sais plus quelle ville du royaume de Naples, se réserva quarante des plus belles femmes. Les priapées que décrit Burchard, le camérier du pape, sont des fêtes à peu près semblables, celles qu’on voyait du temps de Caton sur les théâtres de Rome. Avec le sentiment du nu, avec l’exercice des muscles, avec le déploiement de la vie corporelle, le sentiment et le culte de la forme humaine apparaissent une seconde fois.

Toute la peinture italienne roule sur cette idée : elle a retrouvé le