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les plus riches fleurs de la vie. Dans l’espace, à côté des grandes déesses, volent des enfans, un Amour qui soumet au joug un lion et un cheval marin, un autre précipité comme un nageur dans une eau molle où il va s’ébattre, puis des colombes blanches, de petits oiseaux, des hippogriffes, un sphinx à corps de dragon, toutes les gaîtés de l’imagination idéale. Parmi ces fantaisies serpente la guirlande touffue entremêlant les magnificences du printemps et de l’été, les grenades et les feuilles de chêne, les pâquerettes épanouies et l’or pâle des limons, les calices satinés du narcisse blanc avec les rondeurs opulentes des courges. Comme il est loin de ses premières timidités chrétiennes ! Entre la Déposition de la croix et la Farnésine, le souffle de la renaissance païenne a passé sur sa tête et développé tout son génie du côté de la joie et de la vigueur.

Sa pauvre Galathée, qui est dans la salle voisine, a bien souffert du temps. Elle a l’air détrempé, une partie du modelé a disparu, la mer et le ciel sont ternes et salis par plaques ; mais elle est de la main de Raphaël : on s’en aperçoit à la grâce et à la douceur de Galathée, au geste du petit amour qui déploie si harmonieusement ses membres, à l’invention si originale des dieux et des déesses marines. La nymphe nue enlacée à mi-corps, se laisse faire avec une expression de coquetterie charmante ; le triton barbu au nez busqué qui l’enserre dans ses bras nerveux a toute l’allégresse et l’élan d’un dieu animal qui respire à pleine poitrine dans l’air salé de la mer le contentement et la force. Derrière, une femme aux blonds cheveux flottans s’assied sur la croupe du dieu qui l’emmène, et son dos cambré se creuse avec la plus savante élégance. — Le peintre ne s’abandonne pas à son sujet, il demeure sobre et modéré, il évite d’aller jusqu’au bout du mouvement et de l’expression, il épure des types et arrange des poses. Ce goût naturel de la mesure, ces instincts affectueux qui le portent, comme Mozart, à peindre la bonté native, cette délicatesse d’âme et d’organes qui lui fait rechercher partout les êtres nobles et doux, tout ce qui est heureux, généreux et digne de tendresse, cette fortune singulière d’avoir rencontré l’art sur la cime extrême qui sépare l’achèvement de la préparation et de la décadence, ce bonheur unique d’une éducation double, qui, après lui avoir montré l’innocence et la pureté chrétiennes, lui a fait sentir la force et la joie païennes, il a fallu tous ces dons et toutes ces circonstances pour le porter au faîte. Vasari dit très justement : « Si l’on veut voir clairement combien parfois le ciel peut se montrer libéral et large en accumulant sur une seule personne les infinies richesses de ses trésors, et toutes ces grâces et dons particulièrement rares qu’en un long espace de temps il disperse entre beaucoup d’individus, il faut contempler Raphaël Sanzio d’Urbin. »


H. TAINE.