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ces accords sont dans les règles : ce bien-être qu’ils me procurent est assez pour me convaincre, et je me dis : « C’est musical, » comme, en lisant telle bonne page d’un écrivain, je me dirais : « C’est littéraire. » Plus tard seulement le désappointement commence. Je me rappelle qu’il s’agit d’un opéra de Faust, et qu’à un compositeur qui s’engage dans un tel sujet il ne suffit plus de faire montre de qualités simplement musicales, de combinaisons toutes spécifiques. De nouvelles conditions se présentent. Ce n’est plus assez désormais de s’adresser aux raffinemens de mon intelligence. Je tiens certes le style en très haute estime, mais je prétends aussi qu’on ait du pathétique et de la couleur, que les caractères soient mis en relief de main de maître, les situations abordées de front. Des chœurs de vieillards en enfance, des ritournelles de lansquenets, ne constituent pas une partition de Faust, même alors qu’à ces morceaux, d’ailleurs remarquables, viendraient se joindre çà et là quelques phrases de cavatine délicieusement présentées, mais dont l’inspiration va de la froideur au sentimentalisme sans jamais trouver le naturel. J’étonnerais peut-être fort M. Gounod, si je lui disais que, tout en s’imaginant composer d’une façon plus ou moins définitive la musique du poème de Goethe, il écrivait simplement un opéra italien de la meilleure école. Les chanteurs ne s’y sont pas trompés, et l’une des causes de la renommée de cette musique dont la valeur seule n’expliquerait point le succès, — une des principales causes de la popularité européenne de cet ouvrage doit être recherchée dans l’attrait tout particulier qu’elle exerce sur le tempérament des virtuoses les moins préoccupés à coup sûr de cet accord tant rêvé de nos jours entre le drame et la musique, et aux yeux desquels le docteur Faust est un premier ténor qui chante des duos et des cabalettes, habillé à la mode du fameux bonhomme d’Ary Scheffer, et Méphistophélès un baryton ayant pour caractère deux plumes de coq à son bonnet.

J’ai vu à Londres, pendant la saison, l’ouvrage de M. Gounod représenté ainsi à l’italienne. Comme parodie, c’était sublime, et, chose triste à dire, la musique, à ce travestissement de l’idée de Goethe, la musique gagnait plutôt qu’elle ne perdait. Mario surtout y roucoulait en vrai troubadour de pendule. À la place du-grand sceptique énamouré et de son infernal Mascarille, figurez-vous Astolphe et Joconde, et vous aurez un crayon du tableau. La prima donna seule, la Lucca, venue là avec ses traditions du drame allemand, paraissait dépaysée dans cette atmosphère ; toutes ses intentions portaient à faux. Vers la fin du second acte, lorsque Marguerite, après s’être enfuie dû jardin, rouvre sa fenêtre, et, voyant Faust, l’attire à elle, son geste, d’un égarement si beau, son désordre presque farouche, restaient incompris ; les jeunes lords, qui portent des camellias à la boutonnière, au lieu d’applaudir, se frisaient la moustache en ricanant, et les duchesses, dans leurs avant-scènes, minaudaient de l’éventail en murmurant : shoking !