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« Mais, dira-t-on peut-être, s’il ne s’agit que d’un opéra italien, pourquoi ce grand succès en Allemagne ? » Soyons juste, et tout en rendant à la partition de M. Gounod le tribut d’estime qu’elle mérite, n’allons pas trop ingénument lui faire honneur de tant d’heureuses chances qu’elle devait emprunter à un sujet qu’on peut maltraiter, insulter, ravager, mettre en pièces, mais qui résiste à tout, aux profanations doucereuses du librettiste comme au vandalisme brutal du dramaturge. Il y a ainsi, dans les hautes régions de la pensée, deux ou trois chefs-d’œuvre qui, sous quelque forme qu’ils nous apparaissent, ne sauraient manquer leur effet. Le génie, en les créant, les a si virtuellement imprégnés de sa substance, que jusque dans les plus ineptes découpures, dans les plus critiques transformations, quelque chose de divin se retrouve. — Un soir que j’allais à Princesses Theater voir Fechter dans Hamlet, il m’arriva d’être en retard. Ne pouvant gagner ma place sans déranger toute une foule, j’attendis la chute du rideau, qui venait à peine de se lever, et, l’œil collé à la vitre d’une loge, je suivis du dehors tout le premier acte. De ce qui se disait sur le théâtre, je n’entendais naturellement pas une parole, et cependant ce spectacle, par sa grandeur, me touchait, m’entraînait. Une telle logique présidait à toutes ces entrées et sorties, un si grand art faisait aux grandes scènes succéder des scènes courtes, tant de pittoresque et de poésie rehaussait cet appareil théâtral, que, même réduit à cet état de simple fantasmagorie, l’Hamlet de Shakspeare tenait encore. Du chef-d’œuvre de la pensée humaine je ne voyais se jouer que la pantomime, et pourtant c’était encore splendide.

C’est justement ce qui arrive au public de Vienne, de Berlin ou de Darmstadt, lorsqu’il assiste aux représentations du Faust de M. Gounod : il voit le plus dans le moins. Si diminuée que soit l’idée, elle fait revivre devant lui tout un monde de prédilection, et pour réussir et bien mériter de l’Allemagne, c’est assez pour cette musique d’accompagner les scènes typiques du rouet, du jardin, du puits, de l’église et de la prison, d’être le prétexte d’une manifestation nouvelle d’un poème dont les épisodes, éternellement reproduits, vivent dans toutes les imaginations, dans tous les cœurs. L’Allemagne ne saurait se passer d’un opéra de Faust. Habilement écrite sur ce sujet prédestiné, la partition de M. Gounod venait à point pour remplacer celle de Spohr, qui pourtant, en dépit de ses obsédantes combinaisons enharmoniques, était loin d’être sans valeur, mais qui, ayant servi au divertissement de trois générations, commençait à réclamer pour ses vieux jours l’honnête quiétude des archives. Le Faust de Spohr a tenu quarante ans le répertoire ; je souhaite la même carrière à l’ouvrage de M. Gounod. En attendant, ce qu’on peut prophétiser sans être un grand sorcier, c’est que tôt ou tard, à ce nouveau Faust, un troisième, non moins bien réussi, non moins heureux, succédera, lequel à son tour en engendrera d’autres, et ainsi de suite, à travers les âges, jusqu’à ce qu’un Mozart de l’avenir,