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s’inspirant une dernière fois du poème, crée un de ces chefs-d’œuvre qui ne laissent désormais plus rien à dire à personne.

J’ai nommé Mozart, ce n’est point sans raison. On sait quel effet produisit jadis sur l’Allemagne l’apparition de son immortel Don Juan, un enthousiasme à peu près pareil à celui que devait soulever à son heure la publication des premiers fragmens de la tragédie de Goethe. En présence de cette musique, qui, non contente de prodiguer des trésors de mélodie et de science, venait, comme la philosophie, toucher au fond même des choses, les esprits s’émurent, tressaillirent. Gluck et Lessing n’étaient plus là pour voir avec ravissement mûrir et se dorer au soleil les glorieux fruits qu’ils avaient semés, Beethoven était trop jeune encore, Haydn seul put comprendre et se dire qu’on avait affaire au plus grand musicien qui jamais eût existé. Cependant à côté de Haydn veillait Goethe ; dont l’œil déjà planait au-dessus des fluctuations de l’esprit national comme l’œil du souverain plane au-dessus de son peuple, Il entendit l’opera nouveau, et de cette impression première naquit sans doute l’idée, plus tard formulée par lui, que Mozart eût été le seul homme capable de mettre en musique et les luttes morales de Faust et le douloureux roman de Marguerite. Goethe avait compris la divine aptitude de Mozart à connaître, à interpréter le cœur des femmes. Il sentait quelle incomparable figure musicale eût faite de sa Gretchen le chantre de dona Anna, d’Elvire, de Zerline, de Costanza, de Suzanne, de la comtesse, le créateur de tant de types ravissans qui, pour l’originalité suprême, le charme idéal et l’aristocratique distinction, mériteraient d’avoir, a l’égal des héroïnes de Shakspeare, leur livre de beauté.

Chaque génie a son coup d’œil particulier, sa manière d’envisager les choses. Pour un Praxitèle, le beau humain n’existe qu’à la condition d’être l’image du divin ; pour un Raphaël, pour un Titien, les formes et les couleurs ne sont que le moyen de traduire au dehors la vie intime, Shakspeare en veut à la pensée et à l’action de l’homme, à l’éternel conflit du bien et du mal, au spectacle de l’ordre moral universel. Mozart, lui, aura surtout la perception des phénomènes de la sensitivité, et de cet état pour ainsi dire métaphysique se dégageront ces trésors de sympathie, ces effluves de pressentiment auxquels les compositions mêmes de son enfance empruntent une émotion, un idéal passionné que l’amour vrai seul communique aux œuvres de ses inspirés. Il est donc facile de supposer, après cela, ce que fût devenue la Marguerite du poète entre les mains d’un musicien aussi prodigieusement doué de la vie nerveuse. Je me demande cependant si, tout en complétant cette âme adorablement féminine de la manière la plus conforme à l’intention de Goethe, Mozart eût possédé ce qu’il fallait pour rendre dans sa profondeur caractéristique l’immense aspiration de Faust. Mozart avait certes à un très haut degré le sens philosophique ; il suffirait, pour s’en convaincre, d’étudier le surprenant tableau du sanctuaire d’Isis dans son dernier et peut-être son plus grand chef-d’œuvre,