Page:Revue des Deux Mondes - 1865 - tome 55.djvu/324

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Le penchant qui les attachait aux solitudes où elles étaient nées, et qui les portait à la colère et à la vengeance contre les hommes assez audacieux pour en troubler le calme, ne leur permit jamais d’entrer avec l’espèce humaine dans des relations régulières. Enclins à la violence, les Serbes se sont bien gardés de donner à leurs divinités favorites plus de mansuétude qu’ils n’en ont eux-mêmes. Aussi les pesmas nous montrent des vilas qui se battent dans la montagne, et il faut que ces luttes soient sérieuses, puisqu’on peut les comparer au tonnerre qui gronde, à la terre qui tremble, à la mer qui se brise sur les écueils. La vila Ravioïla s’irrite contre Milosch Obilitch, doué d’une voix plus belle que la sienne, et qui a l’audace de chanter sur la montagne du Mirotch les louange des anciens et illustres rois des Serbes ; elle s’élance de la cime du mont, d’une flèche frappe le héros à la gorge, et de l’autre perce « son cœur vaillant. » La prudence conseille donc de ne pas irriter ces âmes ardentes, qu’un refus ou un mot peut pousser aux actes les plus extrêmes. Cependant ces êtres violens sont, quand ils s’émeuvent, capables des procédés les plus tendres. Une jeune fille pense, en voyant la pluie tomber, que son « ami sera mouillé. » Témoin de son inquiétude, une vila lui dit qu’elle a tendu un pavillon sur la campagne, et qu’à l’abri de cette tente son bien-aimé repose sous « une robe de zibeline. » D’ailleurs, à mesure qu’un peuple se fait de la morale des idées moins élémentaires, ses divinités se transforment en même temps que son âme. Dans plusieurs poèmes, les vilas adoptent un certain nombres d’idées et de sentimens chrétiens. C’est ainsi qu’elles deviennent « sœurs d’adoption » des hommes, nommés alors leurs « frères en Dieu, » et qu’elles accomplissent loyalement leurs devoirs de fraternité. Une vila non-seulement donne à son probatime (frère d’adoption) des conseils de prud’homie, mais lui reproche d’avoir voulu vider une querelle « le saint jour du dimanche. »

Une fois qu’on était entré dans cet ordre d’idées, il était naturel que quelques imaginations mélancoliques acceptassent la théorie des pères de l’église sur l’identité des démons et des anciennes divinités. Les Serbes sont, il est vrai, peu portés à goûter des théories contraires à la vive et saine gaîté de leur génie national. J’en trouve pourtant un exemple dans les pesmas. Une mère, ennuyée de n’avoir que des filles dans un pays où les soldats ont toujours été si nécessaires, dit au parrain, qui lui demande le nom qu’elle veut donner à son dixième enfant : « Appelle-la Iagna (Agnès), et puisse le diable l’emporter ! » Quand Iagna fut en âge d’être mariée, elle prit un seau et alla à la fontaine. Une fois qu’elle eut pénétré dans la sombre forêt, la voix de la vila parvint à son oreille : « Entends-tu, Iagna, la très belle ? — viens avec moi dans la forêt, — car ta mère