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Page:Revue des Deux Mondes - 1865 - tome 55.djvu/334

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semblent prouver que les femmes serbes méritaient de jouer un rôle important dans une société violente, mais fort capable de comprendre les sentimens généreux. La mère de Marko le conjure d’être un témoin fidèle ; de ne penser ni à son père ni à ses oncles, mais de prononcer « d’après la vérité divine. » Enfin elle lui rappelle qu’il doit songer à son âme, et qu’il vaudrait mieux perdre la tête que de la charger d’un faux témoignage. Marko, après avoir reçu les conseils de sa noble mère, monte à cheval et part pour Kossovo. Quand on l’aperçoit, chacun des prétendans se félicite de son arrivée. Voukachin compte sur la bienveillance de son fils, les deux autres frères se confient dans le zèle d’un neveu ; mais, dédaignant leurs promesses, Marko se dirige « sans tourner la tête » vers la blanche tente du tsarévitch, et celui-ci, convaincu de l’impartiale fermeté de Marko, l’embrasse avec la joie expansive d’un enfant.

Le lendemain, quand l’aurore paraît, la cloche de l’église de Samodréja annonce les matines. Les princes, après y avoir assisté, se rangent devant les portes du temple ; ils mangent du sucre et boivent de l’eau-de-vie de prunes (chlivovitza). Avant de prononcer son arrêt, Marko, avec une liberté héroïque, reproche aux Merniavtchévitch leur insatiable ambition, puis il leur montre la lettre qui déclare que le tsar en expirant a remis l’empire à son fils Ouroch. Furieux, le krâl Voukachin tire son poignard d’or pour percer son fils. Celui-ci, ne voulant pas se défendre contre son père, fait, en fuyant, trois fois le tour de l’église. Au troisième tour, une voix qui sort du sanctuaire l’engage à s’y réfugier. Les esclaves et les prisonniers devenaient libres quand ils pouvaient trouver un asile dans une église ; mais la colère de Voukachin ne lui permet pas de respecter l’inviolabilité du saint lieu. Avec la furia qui caractérise ces populations fougueuses, il s’élance sur les portes et il frappe le bois de, son poignard. Un de ces prodiges, comme on en prouve parfois dans les pesmas, l’avertit avant qu’il se laisse entraîner par sa fureur : le sang coule du bois, et le krâl se livre au repentir : « Malheur à moi ! Par le Dieu vivant ! — j’ai tué mon fils Marko, » : — Mais une voix sortit du sanctuaire et dit : — « Voukachin, écoute et comprends. — Ce n’est point ton fils Marko que tu as blessé, — mais un ange du Seigneur ! » Irrité d’avoir été poussé par la décision de son fils à un pareil acte, le krâl le maudit et souhaite qu’il ne meure pas avant d’avoir servi « le tsar des Turcs, » tandis que le jeune Ouroch demande que le ciel accorde à Marko une renommée aussi durable que le soleil et la lune.

Voukachin n’en monta pas moins sur le trône de Douchan, après avoir tué de sa propre main, d’un coup de masse d’armes, le pieux et faible Ouroch ; seulement son règne fut de courte durée. Mourad Ier, à la tête de soixante-dix mille Ottomans, menaçait la Serbie.