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avait, dans cet élan suprême, paru abandonner la Serbie orthodoxe à la fureur des soldats du prophète, la poésie serbe a laissé dans l’ombre les discordes des chrétiens, les dissensions qui déchiraient le pays, la versatilité et la faiblesse du souverain ; elle s’est plu à considérer les événemens qu’on va raconter, non pas comme le résultat d’une défaite inattendue, mais comme la conséquence prévue d’une immolation volontaire comparable au martyre des premiers disciples de Jésus-Christ. La Serbie, personnifiée dans son tsar, aurait pu choisir entre « l’empire du ciel » et « l’empire de la terre, » et elle aurait préféré « celui qui dure dans les siècles des siècles. » Sa ruine apparente n’aurait été de cette façon que le triomphe des âmes régénérées par la foi sur l’instinct puissant qui nous attache aux jouissances de la vie, et Lazare, en succombant sous le glaive des infidèles, aurait été supérieur même au « saint roi » et au bienheureux Sava. Ces interprétations, destinées à consoler les peuples de leurs désastres, se retrouvent, sous des formes appropriées au temps, à toutes les époques de l’histoire. Il suffit de rappeler les diverses théories des Italiens sur la funeste journée de Novare et surtout les ingénieux et volumineux commentaires des Français sur la déroute de Waterloo.

Les pesmas qui se rapportent à la bataille de Kossovo (1389) forment un véritable cycle qui s’ouvre par le défi de Mourad et qui se ferme par les funérailles de Lazare. Le tsar Mourad fond sur Kossovo. De là il écrit à Lazare, et somme la « tête de la Serbie » de lui envoyer les clés d’or des cités et le tribut pour sept années. Lazare regarde la lettre et « verse des pleurs amers. » Ces larmes trahissaient les angoisses secrètes du tsar à la pensée des complots qui se tramaient jusque dans sa famille entre ses deux filles, Voukossava et la belle Mara, qui avaient épousé Milosch Obilitch[1] et Vouk Brankovitch. Moins brillant que Marko, le héros populaire Milosch était en réalité plus que lui étranger à toute espèce de crainte. Sa femme, Voukossava, était fière de qualités qui lui faisaient oublier l’obscurité de la naissance de son mari. Mara au contraire, flattée d’avoir épousé un Brankovitch, opposait les aïeux de son mari aux vertus guerrières de son beau-frère. Parmi ces populations impétueuses, de pareilles discussions mènent aisément à des actes de violence. Un

  1. Le nom de Milosch était destiné à jouer un grand rôle dans les annales des Serbes, car outre Milosch Obilitch nous y trouvons encore Milosch Stoïtchévitch, un des officiers de Tsèrni-George, qui, ne craignant « ni sultans ni vizirs, » brille aux premiers rangs parmi les chefs vantés par les chantres de Mischar, ce Marathon de la Serbie ; le Tsèrnagorste Milosch, fils d’Obren-Beg, « de cœur vaillant et de haute apparence ; » enfin Milosch Ier Obrénovitch, qui devait affranchir son pays du joug des Turcs. S’il faut en croire les pesmas, aucun de ces chefs n’aurait eu les grandes qualités de Milosch Obilitch, dont le caractère réellement chevaleresque prouverait seul que l’idéal du guerrier chrétien n’était pas inconnu aux Slaves méridionaux.