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en Angleterre et chez nous qu’il est le moins malmené[1]. Les traditions classiques ont été là plus respectées qu’ailleurs ; les savans persistent davantage dans leurs vieilles habitudes, dans leurs anciennes admirations, et au milieu de tant de bouleversemens la critique au moins est demeurée conservatrice. Peut-être aussi cette indulgence qu’on témoigne à Cicéron dans les deux pays vient-elle de l’habitude qu’ils ont de la vie politique. Quand on a vécu dans la pratique des affaires, au milieu des manœuvres des partis, on est plus disposé à comprendre les sacrifices que peuvent exiger d’un homme d’état les nécessités du moment, l’intérêt de ses amis, le salut de sa cause. Au contraire on devient trop dur pour lui quand on ne juge sa conduite qu’avec ces théories inflexibles qu’on imagine dans la solitude, et qui n’ont pas subi l’épreuve de la vie. Voilà sans doute pourquoi les savans de l’Allemagne lui font une si rude guerre. À l’exception de M. Abeken, qui le traite humainement, les autres sont sans pitié. Drumann surtout ne lui passe rien. Il a fouillé ses œuvres et sa vie avec la minutie et la sagacité d’un homme d’affaires qui cherche les élémens d’un procès. C’est dans cet esprit de malveillance consciencieuse qu’il a dépouillé toute sa correspondance. Il a courageusement résisté au charme de ces confidences intimes qui nous font admirer l’écrivain et aimer l’homme malgré ses faiblesses, et, en opposant l’un à l’autre des fragmens détachés de ses lettres et de ses discours, il est parvenu à dresser un acte d’accusation en règle où rien n’est omis, et qui tient presque un volume. M. Mommsen n’est guère plus doux, seulement il est moins long. Comme il voit les choses de haut, il ne se perd pas dans le détail. En deux de ces pages serrées et pleines de faits, comme il sait les écrire, il a trouvé moyen d’accumuler plus d’outrages pour Cicéron que n’en contient tout le volume de Drumann. On y voit notamment que ce prétendu homme d’état n’était qu’un égoïste et un myope, et que ce grand écrivain ne se compose que d’un feuilletoniste et d’un avocat. Voilà bien la même plume qui vient d’appeler Caton un don Quichotte et Pompée un caporal. C’est toujours ce politique aigre et fougueux, préoccupé du présent dans ses études du passé, qui poursuit dans l’aristocratie romaine les hobereaux de la Prusse et salue d’avance dans César ce despote populaire dont la main fermé peut seule donner à l’Allemagne sa fantastique unité.

  1. Je ne dois pas oublier de dire que dans une savante histoire de l’Italie ancienne, dont la seconde édition a paru récemment à Florence, M. Atto Vanucci a parlé de Cicéron avec beaucoup d’intérêt et de talent. Dans cette histoire, comme dans presque toutes celles dont je parle ici, les préoccupations du présent se mêlent au récit du passé. M. Vanucci n’a pu raconter ces grandes scènes de la chute de la liberté à Rome sans éprouver de patriotiques émotions qu’il communique à ses lecteurs.