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les luttes acharnées qui se livrent autour du pouvoir, on court le risque de se désarmer soi-même et de laisser prendre sur soi quelque avantage, si l’on a le malheur d’être juste et tolérant. Il n’y a pas jusqu’à cette rectitude naturelle de l’esprit, la première qualité d’un homme d’état, qui ne puisse devenir un danger pour lui. S’il est trop sensible aux excès et aux injustices de son parti, il le servira mollement. Pour que son dévouement soit à toute épreuve, il ne faut pas seulement qu’il les excuse, il doit être capable de ne pas les voir. Voilà quelques-unes des imperfections du cœur et de l’esprit par lesquelles il achète ses succès. S’il est vrai, comme je le crois, que dans le gouvernement d’un état l’homme politique réussisse souvent par ses défauts, et que ce soient ses qualités mêmes qui fassent échouer l’homme de lettres, quand on dit qu’il n’est pas propre aux affaires, c’est presque un compliment qu’on lui fait.

On peut donc avouer, sans trop humilier Cicéron, que la vie publique ne lui convenait pas. Les raisons qui firent de lui un incomparable écrivain ne lui permettaient pas d’être un bon politique. Cette vivacité d’impressions, cette sensibilité délicate et irritable, source principale de son talent littéraire, ne le laissaient pas assez maître de sa volonté. Les choses avaient trop de prise sur lui, et il faut pouvoir se détacher d’elles pour les dominer. Son imagination mobile et féconde, en le dissipant de tous les côtés à la fois, le rendait peu capable de desseins suivis. Il ne savait pas assez s’abuser sur les hommes et s’étourdir sur les entreprises, aussi était-il sujet à des défaillances soudaines. Il s’est vanté souvent d’avoir prévu et prédit l’avenir. Ce n’était pas certainement en sa qualité d’augure, mais par une sorte de perspicacité fâcheuse qui lui montrait les conséquences des événemens, et plutôt les mauvaises que les bonnes. Aux nones de décembre, quand il fit périr les complices de Catilina, il n’ignorait pas les vengeances auxquelles il s’exposait, et il prévoyait son exil : il eut donc ce jour-là, malgré les hésitations qu’on lui a reprochées, plus de courage qu’un autre qui, dans un moment d’exaltation, n’aurait pas vu le danger. Ce qui fut surtout pour lui une cause d’infériorité et de faiblesse, c’est qu’il était modéré, modéré par tempérament plus que par principes, c’est-à-dire avec cette impatience nerveuse et irritée qui finit par employer la violence à défendre la modération. Il est rare qu’on évite tous les excès dans les luttes politiques. Ordinairement les partis sont injustes dans leurs plaintes quand ils sont vaincus, cruels dans leurs représailles quand ils sont vainqueurs, et prêts à se permettre alors sans scrupule ce qu’ils blâmaient sévèrement chez leurs ennemis. S’il est des gens parmi eux qui s’aperçoivent qu’on va trop loin, et qui osent le dire, il leur arrive inévitablement d’irriter