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Page:Revue des Deux Mondes - 1865 - tome 55.djvu/514

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glauque pareille à celle des eaux d’un lac. Çà et là, dans les endroits marécageux, pendent du haut des branches dénudées les longues touffes de mousse grise qui donnent au paysage un aspect étrange. Ce sont pour la plupart des arbres semblables aux nôtres, mais là ils ont acquis des proportions énormes, leur port est plus majestueux, leurs rameaux s’étalent plus librement. À les voir serrés les uns contre les autres, se touchant tous par l’extrémité de leurs branches et couvrant de leur ombre les jeunes semis qui sont nés de leurs graines fécondes, on croirait qu’ils cherchent à se défendre contre les attaques des émigrans ; mais cet aspect a quelque chose de triste et d’accablant : on dirait que cette nature muette et solennelle attend le maître auquel la Providence l’a destinée. Était-il étonnant qu’une jeune fille, transportée au sortir de l’enfance dans ces régions si peu animées, y eût contracté des habitudes de mélancolie et de méditation solitaire ? Seule avec son père, qui l’aimait tendrement, mais qui ne souriait presque jamais, Johanna éprouvait un secret ennui dont elle ne pouvait se rendre compte.


II. — LES GRAND FALLS.

Le soir de ce même jour, à l’heure où le soleil colorait de ses derniers rayons les nuées blanches suspendues au-dessus du dôme des forêts, le radeau conduit par Toby Harving parut à un demi-mille des Grand Falls. Il s’avançait avec une rapidité croissante, le courant augmentant de vitesse par l’effet de l’attraction de la cataracte ; mais les lumberers, qui connaissaient le danger, s’approchèrent insensiblement du rivage. Dès qu’ils sentirent le radeau entraîné par une force qu’il leur serait bientôt impossible de maîtriser, ils l’amarrèrent solidement aux arbres voisins, remettant au lendemain la grande opération qui consiste à lancer par-dessus les chutes la lourde masse de bois flottant. Durant la nuit, ils menèrent joyeuse vie à la taverne de l’Aigle d’or, la plus importante des rares stations qu’ils rencontraient dans le long trajet des Little Falls à Frederictown ; puis, au point du jour, reprenant leur labeur de la veille, ils poussèrent de nouveau le radeau au milieu du courant. À un signal donné par leur chef, tous les lumberers sautèrent dans une barque qui les ramena au rivage.

Let go ! laisse aller ! cria solennellement maître Toby Harving, jetant en avant ses bras robustes comme pour donner une impulsion plus forte encore au radeau, dont la tête atteignait déjà le bord de la cataracte. Les poutres de l’avant, attirées par l’abîme béant, firent le plongeon, entraînant à leur suite toute la longue et compacte masse de bois qui fut immédiatement disjointe et rompue. Le