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y eut ce soir-là chez le planteur un grand dîner auquel furent conviés tous ceux qui avaient pris part à la chasse ; Johanna en fit les honneurs avec beaucoup d’aisance et de dignité, comme si elle eût eu à traiter des hôtes de distinction. Les farmers canadiens, habitués à un maigre ordinaire, et qui ne connaissaient rien de la délicatesse de la cuisine européenne, mangèrent beaucoup et parlèrent peu. Ils considéraient avec une certaine admiration la jeune fille aux cheveux cendrés tressés en longues nattes, aux yeux bleus, à la peau fine et transparente, qui présidait le banquet avec des allures de reine. M. Blumenbach contemplait avec un attendrissement inquiet sa fille Johanna, la veille encore si timide et maintenant si sûre d’elle-même, et de temps à autre sir Henri levait sur elle son regard calme et fier avec un secret orgueil.

Quand la nuit fut venue et que d’épaisses ténèbres couvrirent la terre, chacun d’entre les chasseurs canadiens, reprenant son fusil, son sac à plomb et sa corne de bœuf remplie de poudre, s’engagea résolument dans la forêt pour regagner sa demeure. Il leur paraissait tout naturel de retrouver sa route à travers les grands bois et les halliers au milieu de l’obscurité la plus profonde. L’instinct les guidait ; en posant le pied sur le sol sec, humide ou pierreux, ils savaient dire au juste en quel endroit ils se trouvaient. La direction du vent leur tenait lieu de boussole, et si le temps était parfaitement calme, il leur suffisait pour s’orienter de tâter le tronc d’un arbre et de constater la présence ; de la mousse, qui indique toujours le côté du midi. Dès que le silence régna autour d’elle, Johanna, retirée dans sa chambre, essaya de se reposer des émotions de la journée ; mais elle ne put dormir que d’un sommeil agité. Il lui semblait qu’elle parcourait les bois sous les traits fantastiques d’une héroïne des contes de fées, chassant devant elle les bêtes sauvages qui se dérobaient l’une après l’autre à sa poursuite. Elle voyait sir Henri galoper à ses côtés, s’attacher à ses pas, comme si elle l’eût tenu par ce fil enchanté dont les péris se servent pour enchaîner celui qu’elles veulent retenir captif, et ils s’en allaient ainsi tous les deux dans des espaces imaginaires où tout était rayonnement et bonheur ; puis elle se sentait tomber au fond d’un abîme, et le rêve, subitement interrompu, recommençait encore. Quand la lumière du soleil montant sur l’horizon vint l’avertir qu’il était déjà tard, elle se leva inquiète et fatiguée par les songes qui avaient hanté, son cerveau surexcité. Elle se rappela son tranquille sommeil, ses douces rêveries d’autrefois, alors qu’elle vivait timide et solitaire à l’ombre du toit paternel, et elle se demanda pourquoi il ne pouvait plus en être ainsi. À ce moment, sir Henri se promenait à cheval sur le coteau faisant face à la rivière. Elle se mit à le regarder, cachée derrière les rideaux de sa fenêtre. Il lui apparut